Depuis sa révolution, la Libye a vécu deux guerres civiles, et une multitude de conflits localisés. Dans ces conflits interminables se battent de nombreux miliciens. Loin d’être des combattants sanguinaires, ce sont très souvent de jeunes hommes qui tentent de faire aboutir leur révolution, et espérer bâtir une démocratie.
Ali (nom d’emprunt) fait partie de ces miliciens. Il y a un an et demi, du haut de ses 25 ans, il était sur la ligne de front à Tripoli, pour faire barrage au Maréchal Haftar. Un homme qui, pour lui, est un Kadhafi en pire.
Kalachnikov en bandoulière, Ali tenait à garder des chaussures de ville, type fausse peau de croco. S’il meurt ici, ce sera avec style, disait-il. Comme pour se rappeler qu’avant d’être milicien, il est civil, comme tous ses amis autour de lui.
"A chaque guerre, ma mère me dit "n’y va pas…" mais j’y vais. On a tous peur de la mort. Mais ce que je redoute le plus c’est de faire pleurer ma mère." Pour vivre libre, Ali est prêt à payer le prix, même si c’est la guerre. Et la guerre, il ne connaît que cela depuis 10 ans.
Tout commence en 2011. Adolescent, Ali a six frères et sœurs. Pour subvenir aux besoins de la famille nombreuse, son père est souvent absent. Ali ne le connaît pas vraiment, jusqu’à ce que la révolution éclate.
"Dès le premier jour, je me suis retrouvé au centre-ville. C’était génial. Avec mes potes on disait "allez ! on va se faire les flics !" Franchement, je ne savais même pas ce que le mot révolution signifiait !" Et puis, Ali y croise son père, qui lui dit de faire attention et de rester près de lui.
C’est là que l’adolescent se rend compte que c’est un opposant, et l’un des premiers à oser défier les forces du Colonel. Car, du temps de Kadhafi, personne n’osait en dire du mal. Pas même au sein de sa propre famille. Le dictateur est allé jusqu’à empêcher les enfants de connaître leurs propres parents, décrit Ali.
Puis, d’un coup, sa vie bascule. "Mon père s’est fait tirer dessus. Par les hommes de Kadhafi. Une balle dans l’estomac. Il est mort le 8 mai."
Je suis tellement fier de lui. Mon père est mort pour sa patrie, pour protéger sa famille. Pour quelque chose de bien.
D’enfant enivré par ses premières bouffées de liberté, Ali devient un orphelin blessé. Sa lutte prend un tournant. "La seule chose que je voulais désormais, c’était de combattre ceux qui avaient tué mon père." Mais pas par vengeance. Par loyauté envers cet homme mort dans sa quête de liberté.
"Je suis tellement fier de lui. Mon père n’est pas mort dans un accident de voiture mais pour sa patrie, pour protéger sa famille. Pour quelque chose de bien." Depuis, Ali n’a plus quitté la ligne de front. Comme ses compagnons, cela fait 10 ans qu’il se brûle, qu’il se sacrifie pour la révolution.
Alors, lorsqu’il entend des personnes, notamment à l’extérieur de la Libye, remettre la révolution en cause, dire que c’était mieux sous Kadhafi, qu’il y avait plus de sécurité, pas de guerre, le jeune homme rétorque : "Les moutons aussi vivent en sécurité. Le problème, c’est justement qu’on vivait tous comme des moutons !"
"Les gens n’ont aucune idée de ce que c’était que de vivre sous Kadhafi. Pas d’hôpitaux dignes de ce nom, de routes, d’écoles de qualité. Rien ! On ne savait pas ce qui se passait en dehors du pays. Si tu n’étais pas de la famille de Kadhafi, tu ne pouvais pas vivre ta vie."
Alors, malgré les guerres interminables, Ali trouve son pays bien mieux depuis la chute du dictateur. "Je vais vous dire, rien n’est jamais gratuit dans la vie. C’était le prix à payer, pour notre liberté. Perdre un père, ses amis. Perdre même son âme."
Aujourd’hui, je me sens toujours comme un mouton, mais un mouton libre.
Aujourd’hui, Ali tente de retrouver une vie normale, sans armes. "C’est vrai qu’on a toujours de mauvais gouvernements. Mais on a plus de démocratie, plus de liberté. J’espère que les choses vont s’améliorer. Aujourd’hui, je me sens toujours comme un mouton, mais un mouton libre", lance le jeune homme en riant.
Pourtant, même après dix ans, la détermination d’Ali ne suffit pas à éclipser le vide qu’a creusé en lui le décès de son père. Aujourd’hui encore, il fond en larmes à chaque fois qu’il écoute le morceau "You’re not there" ("Tu n’es pas là") de Lukas Graham. "C’est la plus belle chanson qu’on puisse avoir. Un jour je l’ai jouée pour un ami qui était en colère contre son père. Je lui ai dit que je serais prêt à donner n’importe quoi pour passer quelques instants avec le mien."