Depuis cette accusation de "frilosité" à l'encontre des régulateurs financiers, plusieurs enquêtes ont été ouvertes contre son entreprise, un mastodonte devenu incontournable dans la vie quotidienne des Chinois.
Ce rappel à l’ordre est un message aux autres géants du web en Chine. Le Parti communiste entend mieux encadrer les activités des groupes tentaculaires que sont devenues les plateformes de vente en ligne, les services de paiement mobile ou de livraison à domicile, dont Alibaba est un exemple emblématique. Protégée de la concurrence internationale par la grande muraille numérique de Pékin, l’entreprise de e-commerce s’est peu à peu diversifiée. Forte d’une mine de données inépuisable issue de ses activités de vente en ligne et de paiement par téléphone portable, Alibaba a lancé Ant Financial, un service financier offrant des prêts à la consommation.
Puits de données
"Couplé au développement d’algorithmes propres à l’intelligence artificielle, le puits de données dont elle bénéficie permet à l’entreprise d’évaluer la solvabilité des potentiels emprunteurs. Elle peut dès lors vendre de manière efficace et ciblée ses différents produits financiers et son portefeuille d’assurances", explique Oliver Rui, professeur de finance à la Europe-China Business School de Shanghai. Une formule gagnante: à coups de modestes microcrédits, l’entreprise technologique s’est discrètement transformée en l’un des plus grands fournisseurs de prêts individuels en Chine.
Le phénomène a attiré l’attention du régulateur et des banques traditionnelles. Sur les milliards de dollars de prêts octroyés annuellement par le système bancaire étatisé, la plupart reviennent à des entreprises. Les particuliers doivent généralement offrir d’importantes garanties, compliquant leur accès au crédit. Ces individus se tournent donc désormais vers les nouveaux acteurs de la fintech, comme Ant Financial. "Les informations dont disposent les géants du web sur leurs consommateurs sont bien meilleures et plus complètes que celles dont disposent les banques. Les prêts sont facilement octroyés tout en limitant les risques. Je ne vois pas le secteur bancaire rattraper le savoir-faire de ces acteurs ou les égaler tant leur technologie est sophistiquée", affirme Dan Wang, cheffe économiste à la banque Hang Seng.
Annonce d'entrée en Bourse
L’ascension fulgurante d’Ant Financial s’est soudainement accélérée l’automne dernier, lorsque le groupe a annoncé son entrée en Bourse. L'annonce de l'entreprise, valorisée à 313 milliards de dollars, a suscité l’engouement chez les investisseurs. L’entrée en bourse la plus importante de l’histoire devait permettre au groupe Ant de lever près de 35 milliards de dollars. Ces sommes faramineuses ont suscité l’inquiétude du régulateur chinois, soucieux d’une croissance hors de contrôle d’une entreprise potentiellement systémique.
Mais c’est fin octobre, lors d’une conférence à Shanghai, que Jack Ma a commis l’irréparable: la critique. Dans un discours osé, le milliardaire s’en est pris au régulateur et au système bancaire étatisé. Fustigeant une finance globale réglementée par un "club de vieillards" déconnecté de l’innovation, l’entrepreneur n’a pas épargné le régulateur chinois: "il n’est pas possible de gérer un aéroport comme on gère une gare ferroviaire. Vous régulez l’avenir avec des normes du passé", a-t-il accusé. Et de tacler au passage la logique de prêteurs sur gage caractéristique, selon lui, des banques d’Etat.
"Message clair"
Piquées à vif, les autorités chinoises ont rapidement réagi. La veille de l’entrée en bourse d’Ant Financial, Pékin a tiré la prise, invoquant une nouvelle batterie de mesures visant à protéger les consommateurs. L’incident aurait suscité la colère de Xi Jinping lui-même. Le conseil d’Etat a ordonné l’ouverture de diverses enquêtes à l’encontre de l’entreprise. Un discours, une attitude un brin trop cavalière de la part de Jack Ma auront donc suffi à faire vaciller son empire. "Cette affaire est certes financière, mais on ne peut pas nier sa dimension hautement politique. Quelqu'un en haut lieu est très en colère contre Jack Ma", analyse Dan Wang. "Le fait d’agir aussi brutalement envoie un message clair au secteur de la finance et aux entrepreneurs. Cette stratégie suscite cependant aussi un grand malaise auprès des investisseurs étrangers au moment où la Chine dit vouloir ouvrir ses marchés financiers.", estime la spécialiste.
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L’épreuve de force est suivie de très près par les marchés et les observateurs étrangers. Sa conclusion en dira long sur l’environnement économique que le Parti communiste souhaite voir développer sur son territoire. Si Ant Financial et Alibaba devaient se retrouver paralysées par les régulateurs – ou si leur fondateur devait être personnellement visé par des enquêtes – le coup serait rude pour le secteur privé. L’ère de "réforme et d’ouverture" initiée par Deng Xiaoping il y a 40 ans reposait largement sur les entreprises privées, sources de croissance économique, de création d’emplois et de recettes fiscales. Par ses répressions périodiques contre ce secteur et ses entrepreneurs de premiers plan, le parti – sous la houlette de Xi Jinping – risque de compromettre cet héritage.
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Michael Peuker/kkub