Cela fait déjà des années que les géants numériques sont sur le gril des États pour abus de position dominante. Début janvier, les voilà estampillés "nouveaux censeurs". Ainsi, Twitter, Facebook, Youtube, Snapchat et autres ont décidé de suspendre tous les comptes de Donald Trump pour incitation à la violence, dans la foulée du discours qui a abouti à l’invasion du Capitole. Twitter a confirmé depuis l’exclusion définitive de l’ancien président, désormais privé de son outil de communication favori et de ses 88 millions d’abonnés.
Invité dans l'émission Géopolitis, l'écrivain français Alain Damasio questionne cette toute-puissance des GAFAM: "C'est eux les tuyaux. C'est eux qui intermédient nos rapports avec les présidents comme avec nos proches. À partir du moment où Facebook, Twitter ou Instagram décident de bloquer un compte, tu es comme empêché de t'exprimer."
Les GAFAM totalisent fin 2020 plus de 7500 milliards de dollars de capitalisation boursière, soit à peu près l'addition du PIB du Japon et de la France. Au-delà de la puissance financière, les plateformes numériques disposent d'un pouvoir bien plus puissant que les médias traditionnels, selon l'auteur. "Oui, pour moi, ils ont pris le pouvoir et ils ont même un pouvoir plus important que les gouvernements. Nos existences ont beaucoup plus changé par l'influence des GAFAM, que par des votes successifs. (...) L'impression que finalement le pouvoir politique est un peu mis de côté, ou qu'en tout cas, il ne modifie plus réellement la société."
Demander aux géants numériques d’assurer la censure est un peu criminel.
Alain Damasio s'inquiète particulièrement de l'absence de règles éthiques qui présideraient à l'action des plateformes: "Il n'y a pas de déontologie en réalité, ils agissent au coup par coup, selon les impacts médiatiques, selon la pression sociale, mais il n'y a pas du tout de règles. À partir du moment où il n'y a pas de règles éthiques, leur demander d'assurer la censure est un peu criminel."
Depuis le début de la pandémie, et durant la campagne présidentielle américaine, Facebook et Twitter ont engagé une véritable chasse aux fausses nouvelles et aux contenus illégaux. Rien que pour Facebook, ils seraient pas moins de 35'000 à expurger la plateforme tous azimuts. Aux côtés des algorithmes, ces "nettoyeurs du web" traquent les contenus violents, haineux, pornographiques, ainsi que les arnaques en tous genres. Et désormais en ligne de mire: la désinformation autour du Covid-19 et ses vaccins. Trop tard pour certains, censure éhontée pour les autres.
Tous addicts?
Présent à Genève dans le cadre du Festival du film et forum international sur les droits humains (FIFDH), Alain Damasio est l'auteur notamment de trois ouvrages de science-fiction. Dans son dernier roman "Les Furtifs", il imagine la France de 2040, ultra-technologique, ultra-connectée et ultra-surveillée. Une France en faillite où des villes sont rachetées par des géants de l'économie: LVMH s'est offert la capitale et Orange a racheté la ville d'Orange. Dans ce monde dystopique, les "Big Tech" exercent une surveillance très insidieuse, pas si éloignée de la réalité.
Et pourtant, la technologie devait nous libérer. "C'était une promesse fantastique", se souvient Alain Damasio. "Mais pour moi, elle a été trahie, parce que ces plateformes se sont construites sur la maximisation du profit, donc sur la maximisation du temps que vous allez passer sur votre mur Facebook. (...) Il y a eu un travail de design de la dépendance qui a été extraordinaire." L'écrivain décrit un comportement quasi schizophrénique dans notre rapport à ces outils technologiques qui débouche sur un mécanisme d'addiction très singulier "d'auto-aliénation, de servitude volontaire et consentante".
Le désir de liberté est aujourd'hui inférieur aux besoins de sécurité.
Éducation numérique
Les GAFAM ont construit leur fortune sur l'économie de la surveillance, en monétisant la moindre action, la moindre trace que nous laissons sur internet (même si certains sont passés maîtres dans l'art de rester anonyme sur les réseaux). Face à l'évolution de cette surveillance généralisée, Alain Damasio pointe un paradoxe: "Ce qui me frappe aujourd'hui c'est que le désir de liberté est aujourd'hui inférieur aux besoins de sécurité (...) Le besoin d'être cajolé, d'être contrôlé, d'être rassuré est beaucoup plus fort."
Alors comment échapper à cette vampirisation numérique? Grâce à l'éducation, conclut Alain Damasio, qui déplore qu'aucune éducation au numérique ne soit enseignée à l'école. "Aucun parent que je connais n'est capable d'éduquer ses enfants à comment on utilise un réseau social, comment on utilise internet."
Mélanie Ohayon
>> "Empuissanter le vivant": la rencontre avec Alain Damasio au FIFDH
L'algorithme de Youtube supprime deux émissions de Géopolitis
Jamais YouTube n’avait supprimé autant de vidéos en un trimestre: 11,4 millions de productions ont été modérées par la plateforme entre avril et juin 2020, selon le dernier rapport en date de l'entreprise américaine.
Deux vidéos de l’émission Géopolitis ont récemment fait les frais de ce contrôle accru de la plateforme. La première vidéo, portant sur les débuts de la pandémie de Covid-19 en Chine, a été supprimée après sa diffusion en février 2020. La deuxième, abordant la répression policière en Russie, a été soumise à une restriction d’âge de plus de 18 ans, au motif qu'elles ne correspondraient pas aux standards de la plateforme.