Le 15 mars 2011, après la Tunisie, la Libye et l'Egypte, des Syriens et Syriennes descendaient dans la rue pour réclamer la chute du gouvernement en place.
Dix ans plus tard, après une guerre civile, le combat contre le groupe terroriste Etat islamique et des ingérences extérieures, le pays est en crise politique, économique et humanitaire.
Selon les chiffres de l’Observatoire syrien des droits humains et de l’ONU, cette décennie de guerre a fait près de 400'000 morts ainsi que 200'000 disparus. Douze millions de personnes ont été déplacées, dont la moitié à l’étranger. La moitié des hôpitaux sont détruits ainsi qu’une école sur trois. Enfin, plus de la moitié des enfants sont menacés par la faim.
RTSinfo vous propose une série de reportages, témoignages et portraits pour mieux comprendre la situation actuelle, à écouter également sur l'antenne de La Première.
Page web: Mouna Hussain
Sujets radio et TV: Anouk Henry, Céline Tzaud, Céline Martelet, Hussam Hammoud, Isabelle Cornaz, Cédric Guigon, Alexandre Habay, Abed Almajed Alkarh, Wilson Fache, Tristan Dessert et Cédrine Vergain
Une catastrophe humanitaire
Témoignage d'un médecin
Médecin, anesthésiste et réanimateur, Raphaël Pitti est responsable formation pour l’ONG "Union des Organisations de Secours et Soins Médicaux" (UOSSM France). De retour de la région de Derik, tout au nord de la Syrie, où il forme des médecins depuis plusieurs années, il témoigne de la situation au micro du 12h30:
"En 2013 déjà, la Commission européenne avait dit que la situation en Syrie était la pire catastrophe humanitaire depuis la Seconde Guerre mondiale. On ne peut pas considérer que les choses se sont améliorées depuis, bien au contraire. Cette catastrophe se poursuit malheureusement devant l’indifférence internationale, aggravée en même temps par la crise Covid."
Cette catastrophe se poursuit malheureusement devant l’indifférence internationale, et aggravée par la crise Covid.
"On a un pays détruit à plus de 80 %, un système sanitaire détruit, un système éducatif détruit, avec de surcroît une crise économique de très grande ampleur. Il faut savoir que le salaire moyen est exactement de 10 dollars aujourd'hui en Syrie. La situation va certainement s’aggraver dans les mois à venir, surtout si les récoltes ne sont pas bonnes, avec un risque de famine."
Malgré la diminution des combats, Raphaël Pitti, qui s'est rendu une trentaine de fois sur place depuis 10 ans, explique la souffrance du peuple syrien. "Des choses se sont aggravées. On est dans une situation de stabilité, en tout cas non violente, où les choses sont assez bien posées."
"Il y a 60 % du territoire qui est entre les mains du régime. Un peu moins de 20 % dans la région du Nord-Ouest avec 70’000 rebelles mais qui sont globalement entre les mains des Turcs, puisque rebelles et Turcs s'entendent très bien, au point que les Turcs les utilisent pour aller se battre en Syrie, en Libye ou contre l'Arménie."
Il y a une véritable souffrance du peuple syrien, très très profonde, et en particulier sur le plan sanitaire.
"Et puis vous avez la partie du nord-est, le Kurdistan syrien, où le régime, les Russes, les Occidentaux, les forces kurdes sont présentes, se regardent en chiens de faïence, au premier qui peut tirer. C’est une situation d'extrême instabilité, dans laquelle il y a une véritable souffrance du peuple syrien, très très profonde, vraiment, et en particulier sur le plan sanitaire."
Le médecin raconte la destruction des infrastructures médicales pendant cette décennie de guerre. "Le régime a toujours ciblé les hôpitaux, le tout étant de terroriser la population, détruisant tous les lieux de vie, comme les écoles, les mosquées, les gares routières, les marchés."
Dans la situation actuelle, je ne vois vraiment pas quelle est la solution politique, et pourtant la solution ne peut être que politique."
"Cette violence délibérée a amené à un déplacement des populations, ce qui fait qu’on peut considérer que la société syrienne s'est complètement effondrée. Sur 22 millions de personnes, 12 millions ne sont plus chez elles, la moitié étant déplacée à l’extérieur, et l’autre moitié à l’intérieur du pays, vivant dans des camps, dans des ruines, dans des écoles."
Raphaël Pitti a du mal à envisager une sortie de crise prochaine. "Dans la situation actuelle, je ne vois vraiment pas quelle est la solution politique, et pourtant la solution ne peut être véritablement que politique."
Le témoignage de réfugiés
"J'étais obligé de partir"
Des millions de Syriens se sont exilés en dix ans de conflit et beaucoup d'entre eux se trouvent en Turquie, leur principale destination. Le 19h30 est allé à leur rencontre à Gaziantep et à Istanbul.
Quelques extraits de leurs témoignages:
"Je regardais ce qui se passait à la télévision et puis comme tout le monde j’ai participé aux manifestations. D’abord, le soulèvement était pacifique. Mais avec la répression, les gens ont été obligé de prendre les armes. Ensuite, seule la mort nous entourait. J’étais obligé de partir en Turquie."
"En 2016, je vivais déjà en Turquie mais je suis retourné en Syrie pour une visite. J’étais dans un véhicule avec neuf personnes. Nous avons été bombardés par un avion russe. Cinq de mes amis sont morts, les autres ont été blessés. J’ai perdu une jambe et un bras."
"La seule chose qui m’importe est de voir un environnement politique sain et libre. Tant qu’il n’y aura pas cela en Syrie, je ne me vois pas retourner là-bas."
"Il faut garder l'espoir. Je pense qu'il y a une opportunité d'encore changer la situation en Syrie, sinon on va vers une situation comme en Corée du Nord, avec une dictature éternelle et une oppression à vie."
Couvrir le conflit syrien
Témoignage d'une journaliste
Céline Martelet, grand reporter et spécialiste du Moyen-Orient, s’est rendue plusieurs fois en Syrie. Dans l'émission Forum, elle explique l’impossibilité pour beaucoup de journalistes d’aller dans la partie du pays contrôlée par le régime, qui refuse d’accorder des visas. "Du coup on ne peut aller que dans les deux autres zones, sous contrôle des forces démocratiques syriennes aujourd'hui, qu’on appelle la dernière enclave des rebelles. Elle est contrôlée par Hayat Tahrir Al-Cham, qui est une organisation considérée comme terroriste par l'ONU, mais on peut encore y aller."
"Aujourd’hui il y a eu une manifestation à Idlib avec beaucoup de manifestants venus réclamer encore une fois le départ de Bachar al-Assad, mais pas seulement. Ils réclament aussi la sécurité, la justice et, beaucoup le disent, juste un avenir pour leurs enfants. C’est pour ça qu'ils se battent aujourd'hui. En 2011, il se battaient avec des mots, aujourd'hui beaucoup ont pris les armes et ont rejoint des groupes rebelles pour se battre avec les armes contre le régime."
Les habitants de Raqqa vivent dans la terreur et se sentent abandonnés par la communauté internationale.
La reporter raconte par ailleurs son enquête sur un retour du groupe Etat Islamique qui recommence à terroriser la population. "On ne peut pas parler de résurgence. Il y a certes eu une chute territoriale en 2019, mais le coup d'après était déjà prévu. Il y avait depuis très longtemps des cellules qui se sont reconstituées et, ces derniers mois, elles sont de plus en plus actives."
"Ces groupes ont repris notamment le racket des populations. Ils envoient des messages devant la porte d'habitants de Raqqa et leur demandent 5000 dollars sous peine de les exécuter eux et leur famille. Aujourd'hui, les habitants de Raqqa et des villages alentours vivent dans la terreur et se sentent totalement abandonnés par la communauté internationale. La ville est encore détruite, à terre. Lorsqu’on y entre et qu'on repart, on a vraiment l'impression d'étouffer, parce qu’on ne voit pas comment tout cela peut se reconstruire sans l'aide de la coalition internationale."
Pro ou anti-régime
Opinions politiques
Depuis le début de la guerre, et aujourd'hui encore, les camps sont divisés entre pro et anti-régime de Bachar al-Assad.
Pour Wajd Zimmermann, membre fondatrice du collectif des Femmes syriennes pour la démocratie, et invitée de l'émission Forum, "les sentiments des gens sur place au niveau de la politique n'ont pas changé. Par contre la répression et les arrestations se multiplient, en particulier depuis le mois de janvier dernier."
"Il y a un climat de terreur qui règne à nouveau. Le régime se sent fort, donc il a tout le temps pour faire ses campagnes d'arrestations pour nettoyer le terrain de tous ceux qui peuvent revenir à leurs idées révolutionnaires, ou simplement pour se venger ou instaurer un climat de terreur."
Dans le camp en faveur de Bachar al-Assad, Bassam Tahhan, politologue franco-syrien, défend le point de vue du régime syrien dans l’émission Tout un monde. Se définissant comme journaliste de médias alternatifs, il dénonce régulièrement la stratégie de l'Occident en Syrie sur la chaîne de télévision russe RT.
"Je l'ai dit au début de la crise, toute cette histoire de printemps funeste c'était pour détruire la Syrie. Moi je ne crois pas à une révolution qui voulait installer la démocratie. Il n'y a aucune raison aujourd'hui pour que ceux qui ont détruit la Syrie veuillent la reconstruire."
"La France a commis une grave erreur en reconnaissant une opposition qui n'avait aucune légitimité. Moi je connais bien l'opposition syrienne et elle était gangrenée dès le départ par les islamistes. Pour moi elle n'a aucune légitimité tant qu'elle n'est pas passée aux urnes."
Quand aux répressions du régime face à la contestation, Bassam Tahhan ne condamne pas : "Pas du tout. Il faut revoir comment les islamistes se sont attaqués aux quartiers arméniens en décimant les gens, en détruisant les églises. On nous a vendu une autre fable, celle d’Assad le bourreau de son peuple. Mais les vrais bourreaux de la Syrie, ça a été Erdogan par exemple."
"Lorsqu'on demande à un responsable politique français pourquoi ils ont vendu des armes, il répond parce que la France est souveraine. Si Assad n'avait pas tenu bon, les chrétiens et tout le Liban serait déjà rasé par la vague des islamistes, créés à l'origine par les Américains."
Syriens de Suisse solidaires
Reportage à Genève
Depuis 2011, la Confédération suisse a versé au total 522 millions de francs d'aide humanitaire et d'aide au développement pour les victimes du conflit en Syrie, mais aussi vers des camps de réfugiés en Turquie, en Irak, au Liban ou en Jordanie.
Un montant inédit pour la Suisse, versé à travers des contributions directes, ou par le biais des agences de l'ONU, ou encore par le financement d'organisations humanitaires ou d'ONGs. A cela il faut ajouter les donations privées d’entreprises, de fondations, d’églises ou par exemple, de collectivités.
Mais il existe un autre canal de solidarité, plus difficile à évaluer : celui des dons versés par des particuliers, et qui peuvent être conséquents. La communauté Syrienne de Suisse, malgré ses difficultés, n’a jamais totalement perdu le lien avec ceux restés sur place. Liam Hamidi en fait partie.
Le ministère m’a demandé d'aller dans les mosquées pour opprimer les manifestants, ce que j'ai refusé.
Avant le conflit, cet homme était économiste, haut fonctionnaire employé par le gouvernement, chargé de l'accession de la Syrie à l'Organisation mondiale du commerce.
"Le ministère m’a demandé d'aller dans les mosquées pour opprimer les manifestants. J’ai refusé cette tâche. À partir de ce moment-là, il m'a classifié comme opposant, alors que je n’ai fait aucune déclaration concernant ma position."
Le Syrien fuit alors vers la Suisse où il finit par obtenir l'asile politique en 2012. Neuf ans plus tard, sa femme et ses enfants l'ont rejoint. Liam enchaîne les petits boulots, livraisons, déménagements, nettoyage : "Grâce aux allocations familiales et aux bourses d’études, il nous reste environ 4500 francs pour vivre".
Malgré son faible revenu, l’homme tient à soutenir celles et ceux restés au pays. "Pour 2021, je me suis engagé auprès de 12 familles à les aider, au minimum avec 10 dollars par mois. Ce n’est rien du tout mais ça leur fait beaucoup."
Cette somme, c’est ce que Liam Hamidi recevait par jour à son arrivée en Suisse. "J'ai parlé de l'idée à ma femme et à mes enfants. Je leur ai dit que, si on arrivait à économiser chacun le prix d'un café, soit 2,5 francs, on pourrait soutenir au moins une famille, et que vis-à-vis de nos compatriotes, on aura la conscience tranquille".
Yazan Savoy, lui, est arrivé en Suisse cinq ans avant le début de la guerre. En 2013, il a monté l’association "Coup de pouce": "Le principe, c'est que des personnes d'ici donnent de l'argent qui ira vraiment à une famille syrienne affectée par le conflit."
Les dons proviennent principalement de personnes suisses ou européennes qui ont connu le pays avant la guerre, aujourd'hui émues par la situation. Chaque année, son association envoie entre 30 à 40'000 francs d'aide.
Les Syriens sont très touchés par le fait de pouvoir aider ceux qui sont restés au pays, et ne pas juste tout oublier derrière eux.
La communauté Syrienne de Suisse, elle, utilise ses propres canaux, et il y a une bonne raison à cela, explique Yazan Savoy: "Pour qu'une association ou une organisation non gouvernementale puisse aller travailler en Syrie, il faut passer par une autorisation, remplir un certain nombre de conditions, être sous le contrôle du gouvernement. Et au niveau financier, la Syrie subit un embargo depuis le début du conflit, c'est donc très compliqué d’y transférer de l'argent."
"Je pense aussi que les Syriens sont très touchés par le fait de pouvoir aider ceux qui sont restés au pays, et ne pas simplement partir et tout oublier derrière soi. Cela passe souvent par une aide de personne à personne."
Idlib la résistante
Reportage
Idlib, nord-ouest de la Syrie, est la dernière enclave où subsistent des opposants au régime de Bachar El-Assad. Depuis le début du mois de mars, ils sont des centaines à se rassembler au centre ville. Dans la foule flotte le drapeau vert/blanc/noir à trois étoiles, symbole de la révolution syrienne.
Les jeunes Syriens présents, adolescents au moment de la révolution de 2011, se disent prêts à reprendre le flambeau. "Nous devons gagner pour que les familles déplacées rentrent chez elles", affirme Abdallah, 25 ans. "Nous continuerons jusqu'à la victoire."
Qasim Al Jamous est l'une des voix de la révolution. 22 ans à l'époque, il fait partie des premiers à descendre dans la rue de Deraa il y a 10 ans, après l'arrestation et le passage à tabac de deux enfants qui avaient osé écrire des slogans anti-Bachar. Depuis, Qasim n'a jamais cessé de le combat, et refuse de quitter le pays.
"Ma place est ici en Syrie parce que la Syrie est à nous, pas au régime d'Assad et à ses alliés. Je suis père de 4 enfants. J'espère qu'ils auront droit à une véritable éducation, je veux pour eux une vie meilleure que celle que nous avons vécu ces 10 dernières années."
Les mots ne suffisant plus, le chanteur a fini par laisser tomber la lutte pacifiste, et a pris les armes pour rejoindre des groupes rebelles, mais jamais une organisation terroriste. "Nous avons pris les armes contre un régime criminel qui a tué son peuple avec l'aide d'avions russes et de milices iraniennes. Le régime est incapable de participer un jour à un processus de paix."
Qasim El Jamous veut croire qu'un départ de Bachar Al Assad est encore possible. Mais, sur le terrain, le régime de Damas reprend petit à petit des positions autour d'Idlib, resserrant chaque jour un peu plus l'étau dans lequel se retrouvent bloqués entre 3,5 millions et 4 millions de personnes, dont plus de 2 millions de déplacés, coincés entre ces forces du régime et la frontière turque.
Les "Casques Blancs" face au coronavirus
Reportage à Idlib
Tout au long de la guerre, les Casques Blancs avaient pour mission de secourir les civils ensevelis par les bombardements du régime syrien et de son allié russe.
Désormais, ces volontaires doivent faire face à un nouvel ennemi: le coronavirus. Idlib, ultime bastion rebelle, comptabilise plus de 21'000 contaminations et 630 morts. Les Casques Blancs doivent transporter les victimes de la pandémie de l'hôpital jusqu'à leur dernière demeure.
Avant, ils déterraient les civils de sous les décombres. Désormais, ils inhument des corps contagieux. De sauveteurs, ils sont devenus fossoyeurs.
Ghada Ismael est l'une de ces victimes. À 25 ans, la jeune femme avait survécu à une guerre décennale. Puis le virus est arrivé. Ses amis et sa famille se rassemblent face au sac mortuaire et entament une prière, guidés par l'imam. Les hommes en blanc portent le corps à bout de bras et le déposent délicatement dans la fosse, la tête en direction de la Mecque.
"Ce travail est extrêmement difficile mais nous n'avons pas le choix, il faut continuer. Les gens ont besoin de nous", témoigne Ahmed El-Masry, qui a rejoint les Casques Blancs en 2015.
Depuis la mort de plusieurs de ses amis, je suis terrorisée et je ne veux plus qu’il fasse ce métier
Lui, sa femme et ses trois enfants vivent dans un petit appartement d'Idlib. "Que ce soit le virus ou les bombes, c'est un métier pénible. Et bien sûr, c'est difficile aussi pour ma famille. Ils s'inquiètent beaucoup pour moi."
"Depuis la mort de plusieurs de ses amis, je suis terrorisée et je ne veux plus qu'il fasse ce métier", confirme sa femme Ruba.
Pendant dix ans Ahmed El-Masry a vu la mort, il l'a sentie aussi. Au fond, enterrer les victimes du coronavirus est presque un soulagement. Au moins les corps sont entiers.
"Chaque souvenir est une douleur. Mais certains sont pires que d'autres. J'ai en tête des images d'enfants morts, enfouis sous les décombres. Il y a deux ans, j'ai été appelé sur le lieu d'une frappe aérienne où il n'y avait plus aucun survivant. C'était la maison de proches. Ma tante, son mari et leur fille. Quelle scène horrible."
Malgré le cessez-le-feu négocié en mars 2020, Damas et Moscou continuent de mener des frappes ponctuelles. "Nous sommes pris en étau entre le virus et les bombes d'Assad".
Firas Al Khalifa, porte-parole des Casques Blancs à Idlib, raconte la difficulté de la situation. "À chaque fois qu'il y a un nouveau bombardement, nous sommes confus. Faut-il aller aider les blessés ou bien nous occuper des patients atteints du Covid? Nos équipes doivent-elles transporter des malades ou bien se charger d'enterrer les corps des victimes? Nos efforts sont dispersés."
Les années de guerre et le ciblage systématique des infrastructures médicales par l'aviation de Bashar al-Assad ont mis le système de santé à genoux. Il n'y a que neuf hôpitaux dédiés au coronavirus et seulement 36 centres d'isolement. Bien trop peu pour les 4 millions d'habitants entassés ici, dans l'ultime bastion rebelle.
Ce cimetière ne suffit pas pour assimiler les victimes des bombardement et du coronavirus ensemble.
Au cimetière, la place vient à manquer pour les victimes du Covid-19, explique Abdoul Mohsen Latif, fossoyeur.
"Avant la révolution, je me demandais si on allait un jour remplir cet endroit. Mais en un an et demi, on a utilisé plusieurs milliers de mètres carrés. Ce cimetière ne suffit pas pour assimiler les victimes des bombardement et du coronavirus ensemble. Il me faudrait quelques lopins de terre en plus."
Le fossoyeur se dit fatigué. Ses mains cabossées et couvertes de terre peinent à venir à bout du sol rocailleux. À chaque coup de pioche, une nouvelle perle de sueur apparaît sur son front. Mais il faut continuer à creuser. Le coronavirus est une guerre dans la guerre.
Des Syriennes dans le monde
Portraits au Liban et en Suisse
Le conflit syrien a poussé plus de cinq millions de personnes à fuir leur pays. Dix ans après, elles sont toujours éparpillées dans le monde, et leur sort est très différent selon leur point de chute. Deux réfugiées, l'une en Suisse et l'autre au Liban, ont accepté de témoigner de leur parcours.
Rawan, coincée entre une Syrie en guerre et un Liban en crise
Rawan (prénom d'emprunt) a 23 ans. Elle est née à Deera, la ville où, il y a dix ans, le mouvement de contestation contre le régime a pris de l'ampleur. C'est en 2013 que l'adolescente et sa famille sont contraints de fuir. "La situation dans notre région était difficile au point qu'on ne pouvait pas se permettre d'attendre un jour de plus, alors on est allées au Liban, c'était le choix le plus simple, et mon père y était déjà."
Mais, si elle avait pu choisir, Rawan aurait préféré rejoindre un autre pays. Car, après avoir échappé à la guerre, la jeune femme doit maintenant faire face à la crise économique qui frappe durement le Liban. "Depuis deux ans, la situation a tellement empiré. Tous les prix ont augmenté, on ne trouve plus de travail, et en tant que femme seule, je ne reçois pas d'aides."
Sans parler de la stigmatisation qu'elle subit en tant que réfugiée. "On te fait sentir que tu n'es pas comme les autres. On ne reçoit même pas le même salaire que les Libanais. En tant que femme c'est encore plus difficile. Les hommes peuvent toujours se débrouiller, trouver n'importe quel travail comme ouvrier ou au marché. Nous on ne peut accéder qu'à certains boulots bien spécifiques."
Ces derniers mois, la crise a encore réduit les possibilités de Rawan. "Dans la situation actuelle, les femmes ont peur de sortir, de se déplacer ailleurs que dans leur ville, parce que c'est devenu dangereux. Les gens ont faim, ils volent, il y a du kidnapping. On est comme en guerre au final."
Récemment, ses parents ont dû retourner en Syrie pour des raisons médicales, les soins étant trop chers pour eux au Liban. Rawan, elle, ne compte pas les rejoindre. "Si la situation était meilleure, j'y serais retournée. Mais en ce moment c'est pire qu'ici. Il n'y a pas d'électricité, ni d'eau, très peu de nourriture. Si je pouvais je partirais en Turquie. Je prends des cours de couture et pourrais en faire mon métier."
La jeune femme, qui habite avec son frère aîné, tente de survivre en attendant une issue de secours. "Je souhaite que nos vies s'améliorent, que la Syrie redevienne comme avant, que s'arrêtent ces destructions, ces guerres, ces meurtres, pas seulement en Syrie mais partout ailleurs."
Sham, un rêve qui se matérialise en Suisse
Depuis son petit studio, la vue est plongeante sur le Lavaux et les voies de chemin de fer de la gare de Vevey. Sham, 24 ans, prépare un thé vert. Elle a mis son voile pour l'occasion.
En 2013, la jeune femme débarque à Genève en tant que réfugiée grâce à un oncle qui y vivait. Son regard mélancolique s'illumine quand elle annonce qu'elle vient d'obtenir son permis B. Ses parents, eux, ont encore le statut d'admis provisoires.
Ces huit années passées en Suisse ont été difficiles. Mais, aujourd'hui, elle réalise son rêve de devenir photographe en suivant un cursus au centre professionnel de Vevey.
"Ca va, ça va bien. Enfin, j'ai eu de la chance de pouvoir réaliser ce rêve. Avant, j'ai fait un apprentissage d'assistante de bureau. Je n'étais pas vraiment à l'aise, ce n'était pas pour moi. Mais là, la formation de photographie, ça me plaît et j'en profite vraiment. Et ça va de mieux en mieux."
Sham vient d'Idlib, ville syrienne rebelle durement frappée, aujourd'hui toujours en proie au conflit. En 2013, l'adolescente s'apprêtait à terminer sa scolarité. Malgré les bombes, elle allait au collège tous les jours pour préparer ses examens. Mais la guerre l'a emporté, forçant sa famille à fuir, en mars de cette année-là.
Sham a vécu une tragédie et pourtant, elle le répète sans cesse, elle a eu de la chance. Elle n'a pas souffert comme tant de ses compatriotes. Le destin a voulu qu'elle arrive en Suisse et qu'elle ne termine pas dans un camp, où beaucoup sont encore. Ou pire, comme ses voisins, sur qui le piège de Idlib s'est refermé.
"Ça aurait pu m'arriver. Je pense tout le temps à eux. Quand je regarde les photos, quand je regarde les nouvelles, ça me fait vraiment du mal. J'aimerais tant que tout cela se termine, que les gens arrêtent de souffrir, car c'est vraiment inhumain. Ce n'est pas possible, ce qu'il se passe."
Même si elle ne veut pas retourner y vivre, Sham aimerait utiliser son métier pour aller témoigner, en images, de la situation de son pays.
Reconstruction d'un musée
Reportage à Raqqa, ex-capitale de l'EI
Jusqu'en octobre 2017, Raqqa, ville millénaire, était la capitale du groupe terroriste Etat islamique. La ville a été quasi entièrement détruite lors des combats opposant le califat autoproclamé et les Forces démocratiques syriennes, appuyées par la coalition internationale.
La reconstruction, très lente, commence à porter ses fruits, à l'image du musée de Raqqa. Pillé et saccagé durant la guerre, un bâtiment tout neuf se dresse aujourd'hui sur une place très fréquentée. Devant la porte, l'ancien guide des lieux, Mohammed Izo, boit son café chaque matin.
Appuyé sur sa canne, le septuagénaire se fige devant une mosaïque d'un mètre carré, âgée de plus de 2000 ans. "On appelle cette mosaïque "La Gazelle qui danse", parce qu'elle semble danser comme dans un ballet. L'EI l'a complètement détruite. Ils l'ont dévastée en recouvrant la gazelle de ces peintures noires et bleues."
Les djihadistes avaient transformé le musée en snack, et installé un barbecue sous la mosaïques byzantines. Les clients, eux, pouvaient s'asseoir sur les sarcophages millénaires retournés pour en faire des bancs.
En 2017, lors des bombardements de la coalition internationale, les murs et fenêtres du musée n'ont pas résisté. Une association de locaux, appelée Roya, a rénové le musée grâce à l'aide financière d'ONGs française, la Guilde et ALIPH.
Mais le bâtiment rénové est bien vide. Sur les 7000 pièces exposées autrefois, seules 1300 ont été sauvées du pillage et sont actuellement mises à l'abri dans le sous-sol d'un bâtiment. Une pièce de 10 m2 où s'entassent des pièces d'une valeur inestimable, rangées dans des valises ou des cartons de cigarettes, attendant d'être restaurées pour être présentables au musée.
L'association Roya attend maintenant un nouveau financement pour faire venir des experts et archéologues étrangers à Raqqa. Les antiquités sauvées de la guerre doivent être expertisées, répertoriées et ramenées à leur place, dans le musée de la ville.
*Le reportage TV sera diffusé le samedi 20 mars sur Arte.
A Alep, la misère après les bombes
Témoignage
Alep, capitale économique de la Syrie, a été ravagée par la guerre. Aujourd'hui, elle est en phase de reconstruction et de restauration de ses monuments historiques, explique Georges Bachoura, directeur pédagogique du Lycée français d'Alep.
Mais, pour lui, un autre fléau a succédé aux conflits armés. "La guerre militaire est finie, mais maintenant il y a une guerre économique. C'est tellement triste, parce que les gens subissent une inflation catastrophique, le prix du pain a quadruplé, tout le monde est dans la misère."
Mais, si les bâtiments peuvent être reconstruits, c'est la reconstruction des personnes qui sera la plus difficile, estime Georges Bachoura. "L'homme en Syrie a été détruit, ainsi que la dignité humaine, à cause de l'embargo et de la guerre. La fuite des cerveaux est aussi un problème . Il y a beaucoup de fermetures d'usines, d'établissements qui peuvent améliorer l'économie. Cela fait mal."
Pour le Syrien, le conflit qui a ravagé son pays n'est pas local, ni lié à des causes ethniques ou religieuses. "Il y a un problème d'intérêts, il y a un problème d'économie et il y a un problème politique à l'échelle mondiale. Moi je pense qu'il y a deux ou trois blocs qui cherchent plus ou moins à se répartir le gâteau, et le gâteau se trouve en Syrie. C'est un coup dur, mais à mon avis d'ici 3, 4 voire 10 ans maximum, la situation sera rétablie, ça c'est sûr."
Dix ans de guerre
Un engrenage sans fin
Depuis dix ans, des images de guerre et de destruction tournent en boucle quand il est question de Syrie. Comme d'autres pays, la Syrie voulait sa révolution, son printemps, sa liberté en 2011.
Mais dix ans plus tard, l'engrenage n'a pas pris fin et Bachar al-Assad reste à la tête du pays. Rapidement après les premières manifestations et le début de la répression, le mouvement s'est transformé en rébellion armée. Mais entre bombardements et attaques chimiques, les premières victimes ont été les civils.
Et la prise de pouvoir par le groupe Etat islamique de certaines régions du pays a encore aggravé la situation. Des millions de Syriens ont fui vers l’Europe, tandis qu’une coalition internationale menée par les Etats-Unis-Unis lançait ses premières frappes contre l’EI . Fin 2015, la Russie entrait dans le jeu et venait à la rescousse du régime syrien.
Il en résulte qu'aujourd'hui le pays est toujours à genoux, complètement fragmenté, avec des chiffres qui donnent le vertige: 387'000 morts, 5,6 millions de réfugiés à l’étranger et 6,7 millions de déplacés à l’intérieur du pays.