"Dans le monde des énergies, c’est chacun pour soi et Dieu pour tous. C'est-à-dire que chaque pays défend ses propres intérêts", illustre d'emblée Laurent Horvath, géo-économiste des énergies, et rédacteur du site 2000Watt.org, invité de l’émission Géopolitis. La course aux ressources et aux énergies est un secteur hautement géostratégique, source de grandes tensions politiques.
Nord Stream II, le gazoduc qui empoisonne les relations entre Berlin et Washington
Nord Stream II, le projet de gazoduc reliant la Russie à l’Europe, se retrouve au cœur d'un bras de fer engagé entre Angela Merkel et l'administration américaine. Ce gazoduc de 1200 kilomètres a de quoi irriter Washington - lui-même très important producteur de gaz de schiste - qui voit d’un très mauvais œil les Européens pactiser avec Moscou et le géant Gazprom. Presque achevé, ce chantier à 12 milliards d’euros (13,3 milliards de francs) illustre la dépendance de l’Union européenne envers la Russie de Vladimir Poutine qui, à elle seule, représente 40% des importations du Vieux-Continent. L'éolien et le solaire sont bien loin de pouvoir se substituer au charbon, d'où l’importance hautement stratégique pour l'Allemagne et l’Europe de l’approvisionnement en gaz.
Nord Stream II divise au sein même de l’Union européenne. "Pour l’Ukraine, par exemple, le droit de passage de leur gazoduc rapportait chaque année au pays plusieurs milliards de dollars de ressources, analyse Laurent Horvath, et cela lui garantissait aussi un accès très précieux au gaz qui chauffe la majorité des maisons en Ukraine."
Les tensions sont montées d’un cran après la tentative d'empoisonnement de l’opposant russe Alexeï Navalny. Alors que Berlin s’est engagé dans une transition énergétique à haut risque avec l'abandon du nucléaire et en misant tout sur les énergies renouvelables, le projet de gazoduc Nord Stream II revêt une importance capitale pour l’Allemagne.
Guerre des prix et tensions diplomatiques
L'Union européenne importe 75% de son gaz, dépendant essentiellement de la Russie (40%), suivi de la Norvège (18%), de l’Algérie (11%) et du Qatar (4%). Cette dépendance envers Moscou provoquent de fortes tensions sur le front diplomatique et une véritable guerre des prix sur le plan mondial. Les États-Unis, très riches en gaz de schiste, souhaiteraient eux aussi en vendre aux Européens.
Le cas allemand est à ce titre emblématique. Au-delà des inquiétudes de l’Allemagne, quatrième puissance économique mondiale, il nous confronte à la fragilité de toute l’Europe engagée dans sa transition énergétique. Une Europe dépendante de fournisseurs pas forcément amis, souvent imprévisibles et soumis à des tensions régionales de plus en plus vives.
La Turquie nœud européen du transport de gaz
Depuis une dizaine d’années, d’importantes découvertes de champs gaziers ont eu lieu dans toute la Méditerranée orientale: Israël, Egypte, Chypre ont annoncé la présence de gisements prometteurs.
Contre vents et marées, contre l’Union européenne et au mépris des frontières maritimes existantes, la Turquie s’est lancée durant l’été 2020 dans une vaste campagne de prospection en Mer Egée. Six acteurs se disputent ou se partagent les gisements de gaz découverts en Méditerranée orientale: la Grèce, la Turquie, Chypre, Israël, le Liban, l'Égypte. Très affaibli sur le plan économique, le maître d’Ankara Recep Tayyip Erdogan a durci le ton envers l'Union européenne. "La Turquie est devenue le nœud européen pour le transport du gaz", prévient Laurent Horvath. "L'Europe s’est tirée une balle dans le pied, faisant de la Turquie et de la Russie des acteurs devenus incontournables."
Bruit de bottes en Méditerranée
Le gisement Aphrodite en particulier fait monter la pression du côté de Chypre où le président turc Erdogan conteste la souveraineté maritime chypriote. Des escarmouches entre des navires de guerre grecs et turcs durant l’été 2020 ont même fait craindre le pire.
Le contentieux s’est encore élargi lorsque le président Erdogan s’est engagé militairement dans le conflit qui ravage la Libye, car en échange de son appui au gouvernement de Tripoli, il a obtenu des droits d’explorations dans les eaux libyennes. Pour contrer cette volonté d’expansion, la République de Chypre, la Grèce et Israël ont fait alliance et lancé un projet de gazoduc long de 2000 km, baptisé Eastmed. Ce gaz dont ont tant besoin les économies européennes risque de provoquer encore à l’avenir bien des étincelles.
L’Europe à l’épreuve de la transition énergétique
Ces tensions autour de l’accès au gaz interviennent dans le contexte difficile de la transition énergétique engagée par l’Union européenne, avec des disparités spectaculaires entre les bons élèves (la Suède, la Finlande, les Pays baltes, le Portugal, la Roumanie et la Bulgarie) et les mauvais élèves, très dépendants des énergies fossiles (Pays-Bas, Belgique et Luxembourg).
Présenté comme l’énergie de transition par excellence, le gaz est censé être moins polluant que le charbon. Mais il n’est pas aussi propre qu'on veut bien le prétendre. L’extraction et le transport produisent énormément de méthane. En observant l’ensemble de ces émanations, formidable accélérateur du réchauffement climatique, les scientifiques redoutent une bombe climatique à retardement. La concentration de méthane dans l’atmosphère n’a cessé de progresser depuis la Révolution industrielle.
Olivier Kohler, Marcel Mione