"Le pays est dévasté, les infrastructures sont endommagées, notamment les voies de communication. Plus de la moitié des services essentiels tels que la santé, l'éducation ne sont plus fonctionnels. Le minimum est aujourd'hui menacé."
Caroline Dauber, cheffe de mission pour Handicap International au Yémen, témoigne dans l'émission Tout un monde de l'urgence humanitaire pour une population bloquée à l'intérieur du pays.
La travailleuse humanitaire explique qu'un tiers des écoles ne sont plus fonctionnelles, et que d'autres ferment en raison de la pandémie de coronavirus, qui vient s'ajouter aux nombreuses autres crises. "Les structures de santé, déjà affaiblies et aux capacités réduites, font face à des épidémies de choléra, de malaria, de chikungunya, en plus de la malnutrition."
Les principales victimes des restes d'explosifs sont les enfants qui trouvent des objets curieux sur le sol.Caroline Dauber, cheffe de mission pour Handicap International au Yémen
Sur place, l'ONG Handicap International œuvre pour les personnes blessées et mutilées lors du conflit. "Nous leur offrons des services de réadaptation, mais aussi un accompagnement psychosocial afin de retrouver leur dignité et intégrité physique. Nous aidons aussi la population à reconnaître les restes d'explosifs de guerre puisque les principales victimes sont les enfants qui trouvent des objets un peu curieux sur le sol."
Caroline Dauber attire l'attention sur le fait que même des blessures guérissables peuvent se transformer en handicap permanent, d'où l'importance d'une prise en charge de qualité et à temps.
"Après, dans le cas de personnes en situation de handicap ou avec des amputations, il y a un travail avec la communauté pour inclure ces personnes dans la société, les intégrer dans les activités quotidiennes de la vie. Il faut également accompagner leurs familles dans la prise en charge de la personne aidée."
On est actuellement dans un contexte d'urgence. On ne peut pas se permettre d'attendre.
Devant ce qu'elle qualifie de "mille-feuilles de crises", la cheffe de mission raconte la difficulté de prioriser les actions. "Tout est important et tout est urgent. Handicap International s'occupe des plus vulnérables, à savoir les personnes blessées et en situation de handicap. On intervient à la fois dans des grandes villes où certaines infrastructures sont encore fonctionnelles, mais aussi sur des zones très isolées où des services manquent cruellement."
Dans un communiqué, l'ONG a récemment parlé de contraintes sécuritaires et administratives qui réduisent son champ d'action. Les délais sont très longs pour obtenir les autorisations, raconte Caroline Dauber. "On est aujourd'hui dans un contexte d'urgence. On ne peut pas se permettre d'attendre. Plus nos interventions tardent, plus la population a un accès difficile aux services essentiels."
Une autre difficulté à laquelle doit faire face l'ONG est l'acheminement du matériel depuis l'extérieur. S'il est possible de trouver sur place une quantité limitée de fauteuils roulants ou de béquilles, le matériel plus pointu, telles que les prothèses, doit être importé. "Cela devient plus compliqué puisque les voies de communication, notamment par la mer et les airs, sont aujourd'hui très touchées par le conflit."
Eric Guevara-Frey / Blandine Levite / Mouna Hussain
Une guerre par procuration
La guerre au Yémen, même si elle menace la population de famine, passe souvent sous les radars des médias et de la communauté internationale. Après six ans, aucune porte de sortie n'est encore envisageable, en partie parce que des puissances étrangères mènent une guerre par procuration sur sol yéménite. D'un côté l'Arabie saoudite appuie les forces loyales au gouvernement d'Abd Rabbo Mansour Hadi, tandis que les rebelles houthis sont soutenus par l'Iran.
Refus d'un cessez-le-feu
Ces derniers, qui contrôlent l'ouest du pays dont fait partie la capitale Sanaa, ont récemment refusé une proposition de cessez-le-feu des Saoudiens. Sans doute parce qu'ils dominent actuellement le conflit, explique Thomas Juneau, professeur d'affaires publiques et internationales à l'université d'Ottawa. "Si les Houthis ont aujourd'hui l'avantage, ils ne sont pas assez forts pour gagner cette guerre-là. Le gouvernement internationalement reconnu, soutenu par l'Arabie Saoudite, n'est pas au bord de la défaite totale. Il n'y a donc pas aujourd'hui de solution militaire, en tout cas à court terme."
Les rebelles chiites sont davantage en position de demander des gages à l'Arabie saoudite, estime François Frison-Roche, chargé de recherches au CNRS et ancien directeur du programme français d'aide à la transition du Yémen de 2012 à 2014.
"Les Houthis réclament la fin du blocus maritime et aérien pour permettre l'arrivée de l'aide humanitaire et l'arrêt des bombardements, avant de commencer des négociations. Tandis que l'Arabie saoudite veut faire un cessez-le-feu et repartir sur le principe décidé dans une résolution de l'ONU pour régler cette question yéménite. Mais après un conflit de six ans, cette résolution est obsolète et les Houthis estiment qu'ils ne sont pas traités comme un partenaire à part entière dans des négociations."
François Frison-Roche relativise l'influence de l'Iran sur les rebelles. "Même si elle peut un peu intervenir, l'Iran n'a pas la capacité de faire plier les Houthis. Elle les soutient parce qu'ils sont chiites, mais l'Iran n'a pas l'influence qu'on lui prête souvent dans cette zone."
Le soutien des Etats-Unis de Joe Biden
En plus de l'implication de l'Arabie saoudite pour repousser l'influence de l'Iran, ce conflit a également une dimension internationale. Ainsi, trois membres du Conseil de sécurité de l'ONU, à savoir les Etats-Unis, la France et la Grande-Bretagne ont soutenu ou soutiennent encore l'Arabie Saoudite. La nouvelle présidence américaine a toutefois changé la donne. Joe Biden a défait l'une des mesures de son prédécesseur en retirant les Houthis de la liste noire du terrorisme.
>> Lire aussi : Joe Biden rompt avec la politique étrangère de son prédécesseur
Mais le soutien américain à l'Arabie saoudite continue dans les grandes lignes, relativise Thomas Juneau. "Même si les Etats-Unis ont cessé de soutenir certaines opérations militaires offensives, ils n'ont pas largué l'Arabie saoudite comme partenaire proche. Cette pression va encourager les Saoudiens à essayer de trouver une solution à la guerre, mais elle n'est pas si forte que ça."
L'Arabie saoudite cherche ainsi une issue à une guerre coûteuse et mal engagée sur le terrain, mais ne veut pas pour autant perdre la face, ni céder sa frontière sud à une entité sous contrôle des Houthis. Le conflit se poursuit donc au détriment de la population yéménite.