Rien n’échappe à leur œil de faucon. Agrippées à chaque lampadaire, les caméras de surveillance sont postées en évidence, à une dizaine de mètres d’intervalle, dans le "Parc du Bonheur". Situés au centre d’Aksou, ville à majorité ouïghoure dans le sud-ouest du Xinjiang, cette oasis de verdure et son lac artificiel sont ouverts au public depuis l’été 2019.
"Auparavant c’était un cimetière", explique une Chinoise d’une trentaine d’années venue se promener avec son fils. "Je crois qu’il s’agissait d’un cimetière exclusivement musulman. Quoi qu’il en soit, c’est très bien maintenant. On peut tous profiter de cet espace."
Outre des milliers de mosquées rasées, Pékin aurait détruit une centaine de cimetières au Xinjiang. Révéré par les Ouïghours, le vaste site funéraire au cœur d’Aksou comprenait autrefois les sépultures de plusieurs générations de familles dont celle d’un célèbre poète symbole de l’identité ouïghoure. Les tombes ont disparu au profit de ce "Parc du Bonheur" où trônent désormais des pandas en carton-pâte.
Aborder la question de la répression des minorités musulmanes de la région n’est pas de bon ton en ce lieu symbole de la politique rouleau-compresseur de Pékin. "Vos soi-disant informations, à nos yeux, c’est n’importe quoi", tonne une femme de l’ethnie Han, majoritaire en Chine.
Assise sur un banc, elle dénonce le travail des médias occidentaux, pourtant censurés en Chine: "Vous déformez la réalité. Prenez l’affaire du coton par exemple. Contrairement à ce que vous dites, les saisonniers qui le récoltent le font de leur plein gré pour gagner de l’argent. Les camps, le travail forcé, c’est n’importe quoi."
Contre-offensive face aux accusations occidentales
Dans le sillage des condamnations internationales, le gouvernement central a intensifié sa campagne de propagande interne pour dénoncer les "accusations fallacieuses" de l’Occident et tenter de décrédibiliser le faisceau de preuves accumulées contre sa politique au Xinjiang. Plus d’un million de musulmans ont transité, ces dernières années, par des camps sécurisés. Une stratégie d’internement massive décrétée par Xi Jinping au nom de la lutte contre le terrorisme et le séparatisme.
La Chine évoque pour sa part des "centres de formation professionnels" destinés à rééduquer les pensionnaires pour les insérer ensuite dans divers secteurs de l’économie, allant de l’agriculture aux industries. De nombreux rapports internationaux dénoncent des placements coercitifs, voire le recours au travail forcé dans le cadre de ce programme gouvernemental.
>> Lire aussi : Pékin fustige la campagne sur le Xinjiang orchestrée de l’Occident
Assis derrière son volant, un chauffeur de taxi chinois ne comprend pas ces critiques: "Dans ce pays, ils sont mieux traités que nous, les Hans. Nous, si on se retrouve au chômage, personne ne s’inquiète de nous trouver du travail. On doit quitter nos provinces d’origine pour décrocher un emploi ailleurs. Les Ouïghours, eux, on leur organise le travail. Ils ont beaucoup de chance. Le pays les traite très bien."
Toutes les ethnies sont fermement unies comme les graines d’une grenade
Ce traitement particulier a permis, selon Pékin, de pacifier et de développer la région en améliorant le niveau de vie des ethnies minoritaires, autrefois les laissées-pour-compte de la croissance. Ce message est martelé dans les rues via les affiches de propagande et le son des haut-parleurs. Le Xinjiang serait aujourd’hui une terre heureuse où règne l’harmonie des peuples. "Toutes les ethnies sont fermement unies comme les graines d’une grenade", tel est le message de la propagande officielle.
Cette belle harmonie ne se vérifie cependant pas dans les faits. Si les barrages routiers, les patrouilles anti-émeutes et la présence oppressante des forces de l’ordre semblent avoir disparu des grands centres urbains, les contrôles restent omniprésents. Les caméras de reconnaissance faciale sont partout. Des bornes de contrôle d’identité automatisées filtrent l’entrée aux mosquées et à de nombreux quartiers résidentiels.
Omerta d'Etat
Quant aux principaux intéressés, les Ouïghours, il est difficile de leur parler librement, de manière indépendante. Malgré l’apparente ouverture des autorités, de prime abord accueillantes, des agents en civil veillent au grain. A chaque coin de rue, les journalistes sont suivis à distance, étroitement surveillés. Assis au fond de son échoppe de tissus, un vendeur refuse de parler. "C’est dangereux", lance-t-il à voix basse, le regard apeuré.
Les yeux rivés sur la route, un jeune Ouïghour met lui aussi en garde contre toute conversation de nature politique: "je ne peux rien vous dire, vous comprenez? Il y a quelques années, les choses ont changé pour le pire pour moi. Maintenant ça va mieux, mais la situation pourrait à nouveau changer si je parle trop."
Une atmosphère de crainte et de méfiance, malgré laquelle une poignée d'Ouïghours a confirmé les accusations à l’encontre de Pékin. Dans de rares circonstances, une liste de questions écrites a pu être soumise à moins d’une dizaine d’individus. Tous ont acquiescé au fait d’avoir séjourné dans un camp de type carcéral et d’avoir été soumis eux-mêmes ou certains de leur proches à une forme de travail forcé. Ces confirmations vont à l’encontre des déclarations des autorités chinoises.
Approche d'un camp présumé
Pékin a reconnu l’an dernier que 1,3 million de musulmans avaient transité chaque année par ses "centres de formation professionnelle" entre 2014 et 2019, année au cours de laquelle la plupart des structures auraient été démantelées et leurs "élèves" redirigés vers diverses entreprises.
"Ils sont tous diplômés désormais. Ils ont un emploi et une vie meilleure", confirme une responsable du bureau de l’information de la ville de Kashgar, au sud du Xinjiang. "Je considère cette opération comme l’éducation d’un enfant. Quand un enfant dévie du droit chemin, ses parents ont le devoir de lui administrer une correction pour lui montrer qu’il a tort et lui rappeler la direction dans laquelle il doit aller."
A en croire les autorités, une part importante des centres ne seraient donc plus en service. Fin 2020 pourtant, l’Australian Strategy Policy Institute (ASPI) révélait que, parallèlement au démantèlement partiel de certaines structures, le système carcéral existant avait connu une expansion. De nouveaux sites de détention auraient même vu le jour. En tout, l’organisation dénombre plus de 380 centres d’internement, répartis en 4 niveaux de sécurité, certains aménagés avec des hangars industriels, accroissant les soupçons de travail forcé.
>> Lire aussi : La Chine poursuivrait la construction de centres de détention au Xinjiang
Le correspondant de la RTS a tenté de vérifier l’état d’un des centres identifiés par de nombreux rapports internationaux. Situé à quelques kilomètres au sud de la ville d’Aksou, le camp en question serait un centre de degré 2 – soit légèrement sécurisé – installé dans une structure hospitalière réaménagée en urgence en 2017, lorsque la répression s’est soudainement accélérée.
Le complexe de trente-huit bâtiments au total compterait sept manufactures dont quatre hangars industriels adjacents. Des photos-satellites prises en octobre 2018 montrent ce qui semble être des détenus en combinaison orange alignés entre ces mêmes hangars.
Arrivé à hauteur de la structure, le nom d’une entreprise technologique apparaît d’abord sur l’un des bâtiments industriels. "Xunlin Electronics" fabrique des composants destinés aux appareils de communication, radios, télévisions ou ordinateurs, et exporte une partie de sa production.
Le mois dernier, des experts indépendants de l’ONU ont inclus le secteur de la technologie dans les industries susceptibles de contribuer au travail forcé des Ouïghours, aux côtés de l’agro-industrie, du textile et de l’automobile. Contactée, l’entreprise "Xunlin Electronics" n’a pas répondu aux sollicitations de la RTS.
Derrière son mur d’enceinte, le centre à proprement parler comprend, lui, plusieurs bâtiments et baraquements. L’un d’eux arbore, en gros caractères rouges, le célèbre slogan de propagande anti-séparatiste: "Toutes les ethnies doivent être unies aussi fermement que les graines d’une grenade".
La visite n’ira pas plus loin. Au moment de s’arrêter, le chauffeur reçoit un appel. La police lui ordonne de retourner en ville sur-le-champ. Cette méthode d’intervention douce, indirecte, traduit la nouvelle stratégie des autorités qui continuent de verrouiller la région mais soignent les apparences au moment où Pékin s’est engagé dans une contre-offensive planétaire pour imposer son récit.
Kashgar, un "modèle d’harmonie"
Ce récit officiel, M. Xun le relaie avec ferveur. "L’Occident ne cesse de nous salir", déplore cet officiel de Kashgar qui exhibe fièrement sa "nouvelle vieille ville". Berceau de la culture ouïghoure, cette étape historique de la route de la soie a été en grande partie reconstruite.
La plupart des maisons de terre et le vaste labyrinthe de ruelles étriquées ont été rasés, remplacés par de larges allées bordées de bâtiments neufs décorés dans un style traditionnel. Des artisans vendent et fabriquent des souvenirs en tout genre destinés aux touristes chinois qui arpentent désormais en nombre ce Disneyland ouïghour.
"Vous voyez bien que la réalité ne correspond pas aux reportages de certains médias irresponsables! Vous ne pouvez que constater l’harmonie qui règne ici. Kashgar est un modèle pour le monde; un modèle d’harmonie entre les peuples", clame M. Xun.
Un modèle que la Chine se prépare à exhiber. L’ONU a récemment indiqué avoir engagé des "négociations sérieuses" pour envoyer des représentants au Xinjiang.
MP / Mouna Hussain
Propagande vs liberté d'expression
La chaîne de télévision chinoise CGTN, qui émet en plusieurs langues, fait grincer des dents notamment dans sa version en français. Début avril, une tribune d'une journaliste française publiée sur le site internet de la chaîne a intrigué. Elle y décrivait un Xinjiang bien loin de l'image que les médias occidentaux et les ONG donnent de cette région ouïghoure au centre de l'actualité depuis des mois.
Cette tribune, et plus largement la présence de la chaîne de télévision chinoise sur les écrans français a lancé une controverse, notamment sur l'influence qu'elle peut avoir sur les opinions publiques européennes.