Partageant une île avec la République d'Irlande, et isolée du reste du Royaume-Uni par la mer, l'Irlande du Nord a fêté samedi 23 ans de paix. En 1988, l'accord du Vendredi Saint mettait fin à 30 ans de conflit entre les républicains, catholiques partisans de la réunification avec l'Irlande, et les unionistes, protestants défenseurs de l'appartenance au Royaume-Uni. Cette guerre a fait quelque 3500 morts.
Or, fin mars, des émeutes ont secoué la capitale Belfast, avec des voitures incendiées et des cocktails Molotov lancés sur la police. Cette dernière, dont 88 membres ont été blessés, a utilisé des canons à eau pour la première fois depuis des années.
Les émeutes ont progressivement cessé suite à la mort du Prince Philip vendredi dernier. Mais quelle est l'origine de cette violence rare en Irlande du Nord et qui a duré une dizaine de jours? Agnès Maillot est maître d'enseignement à la Dublin City University et a entre autres publié "L'IRA et le conflit nord-irlandais" en 2018.
Dans l'émission Tout un monde de mardi, elle explique que les personnes qui participent à ces émeutes sont en général des jeunes issus de quartiers loyalistes, en faveur du maintien de l'union entre l'Irlande du Nord et le Royaume-Uni. "Ces quartiers sont relativement défavorisés, et accumulent des problèmes sociaux dus à des années de négligence de la part des gouvernements. Cette situation explosive a été fragilisée par l'accord sur le Brexit, qui impose une frontière maritime entre la Grande-Bretagne et l’Irlande du Nord".
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Trahis par Boris Johnson
Pour éviter de rétablir une frontière terrestre entre l'Irlande du Nord et la République d'Irlande suite au Brexit, le Royaume-Uni a consenti à une frontière douanière en mer d'Irlande. Celle-ci doit réglementer les exportations de biens qui proviennent du Royaume Uni, transitent par l'Irlande du Nord et pourraient être acheminées vers l'Union européenne.
"Cela a mis le feu aux poudres dans la mesure où les loyalistes ont l'impression d'être traités différemment du reste du Royaume-Uni, qu'ils sont mis à l'écart", explique Agnès Maillot. Les loyalistes se sentent ainsi trahis par le Premier ministre britannique. Après avoir tout fait pour saboter le plan de Theresa May entre 2017 et 2019, ils avaient reçu la promesse de Boris Johnson qu'il n'y aurait pas de frontière maritime. Or, le politique a cédé sur ce point face à l'Union européenne.
Même s'il a par la suite déclaré qu'il allait suspendre ce point et a repoussé sa mise en place, "Boris Johnson n'est pas très fiable. Les loyalistes ne savent plus vers qui se tourner, et ils s'adressent donc à leurs propres politiques, eux aussi soupçonnés d'attiser une situation qui les arrange puisqu'ils sont totalement opposés à toute frontière maritime."
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Le sentiment d'exclusion des loyalistes
La frontière maritime n'est pas la seule raison à avoir fait exacerber le ras-le-bol en Irlande du Nord, raconte la Maître d'enseignement. En juin dernier, alors que les restrictions sanitaires limitaient à 30 personnes la présence à un enterrement, les funérailles d'un ex-chef paramilitaire de l'Armée républicaine irlandaise (IRA) avait rassemblé plus de 2000 personnes, dont les représentants du parti au pouvoir Sinn Fein.
Récemment, la police nord-irlandaise, qui a enquêté sur la tenue de cet enterrement, a décidé de ne poursuivre aucun des chefs de ce parti. "Les loyalistes, qui doivent respecter les restrictions lors de leurs manifestations, ont le sentiment d'un système à deux poids-deux mesures. Ils continuent de penser que le processus de paix va depuis le début en faveur des nationalistes. Ils se sentent lésés et ont l'impression que plus personne ne les écoute. Ces manifestations sont aussi l'expression de cette colère."
Agnès Maillot attire cependant l'attention sur l'influence des paramilitaires, qui n'ont plus de rôle officiel, mais qui sont toujours présents. "Ils sont organisés en bandes de crime, ils contrôlent leur communauté et continuent d'effectuer des expéditions punitives. Il n'est ainsi pas exclu qu'ils soient aussi en mesure de manipuler un certain nombre de ces manifestants."
Une paix en danger?
Les récentes émeutes sont à mettre en perspective. Depuis l'accord de paix du Vendredi Saint en 1998, plusieurs épisodes de confrontation ont éclaté, rappelle Agnès Maillot. "Même si les institutions d'Irlande du Nord sont mises à mal par ce genre d'épisodes, il ne faut pas oublier que la région n'est plus divisée entre protestants et catholiques. Un centre politique se développe, qui ne se réclame ni de la communauté nationaliste, ni de la communauté unioniste, donc les enjeux politiques bougent fondamentalement."
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Si la paix est en effet fragile, la spécialiste rappelle que "personne n'a envie d'un retour à une situation qui ressemblerait de près ou de loin à celle vécue pendant 30 ans. Nous faisons face à une crise, c'est évident, mais il serait hâtif de conclure qu'elle risque de menacer tout ce qui a été fabriqué par les accords du Vendredi Saint.
L'enseignante concède cependant que, "tant que la question du Brexit n'aura pas été réglée une bonne fois pour toutes, il y aura des relents de violence et de tensions en Irlande du Nord."
Eric Guevara-Frey / Mouna Hussain