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Le système carcéral russe peine à se défaire de son héritage soviétique

Une prison dans la région de Vladimir en Russie. [Keystone/AP Photo - Kiril Zarubin]
Comment vit-on dans les prisons russes? / Tout un monde / 7 min. / le 15 avril 2021
L’opposant russe Alexeï Navalny, l’un des prisonniers les plus connus actuellement dans le pays, a entamé une grève de la faim pour dénoncer les mauvais traitements dont il se dit victime. Retour en chiffres et témoignages sur le système carcéral russe.

Il y a une dizaine d’années, des réformes du système pénitentiaire russe ont été tentées sous la présidence de Dmitri Medvedev, avec un bilan mitigé. L’héritage soviétique hante toujours les prisons du pays, même si le taux d’incarcération a diminué de moitié en l’espace de 20 ans. Celui-ci reste cependant l’un des plus élevés au niveau européen. 

Selon des statistiques récentes du Conseil de l'Europe (voir encadré), la Russie comptait 519'618 détenues et détenus fin 2020, nombre le plus élevé parmi les pays membres du Conseil de l’Europe. Proportionnellement à sa population, le pays arrive deuxième du classement après la Turquie, avec un taux de 356 prisonniers pour 100'000 habitants, ceci malgré une chute du ratio de 7,8% en un an.

Les prisons russes ne sont en revanche pas en surpopulation. Avec la plus haute capacité d'Europe (755'345 places), la densité est de 68,8 détenus pour 100 places, ce qui est plus bas que le niveau médian européen (90,3). Les conditions de détention, la qualité des soins et les violences restent en revanche préoccupantes. Selon le même rapport, 2420 prisonniers russes sont décédés en 2019, dont 274 par suicide. Le taux de mortalité s’élève ainsi à 46,6 décès pour 10'000 détenus, bien au-delà du niveau médian européen (5,3).

Torture et isolement

Les cas de torture et de mauvais traitements restent fréquents et ce pour plusieurs raisons, a expliqué cette semaine dans l'émission Tout un monde Hugues de Suremain, coordinateur juridique au sein du Réseau européen de contentieux pénitentiaire. "Il faut recourir au maintien de l’ordre par la force et pour cela on recourt à des auxiliaires qui font régner la terreur. Comme il n’y a pas d’objectif de réinsertion sociale, le seul but est de garder les gens sous contrôle. L'autre dimension est celle de la corruption. On va effrayer les détenus et leurs proches pour soustraire de l’argent à la famille." Les conditions de détention peuvent aussi beaucoup varier d’une prison à l’autre.

L’une des réformes, qui n’a pas réellement abouti, visait à transformer la structure des établissements. Son objectif était d’avoir des cellules avec un petit nombre de détenus pour remplacer les baraquements hérités de l’époque soviétique, où vivent parfois 50 ou 100 prisonniers, ce qui rend plus difficile le maintien de l’ordre et favorise les violences.

Un autre problème hérité de l’ancien système est l’éloignement géographique de ces colonies pénitentiaires. Il s’avère difficile pour les familles des détenus de leur rendre visite et de garder contact avec leurs proches incarcérés, dans ces régions reculées, souvent non desservies par les transports en commun.

La difficulté des contrôles

Cela favorise également un fonctionnement en vase clos. La prison est souvent l’employeur principal dans ces zones isolées, on y est gardien de prison de père en fils et la formation des employés évolue peu. Enfin, l'isolement de ces prisons rend plus difficile pour les organes de contrôle d’effectuer des visites fréquentes et de savoir réellement ce qu'il s'y passe.

Or, en 2008, des commissions de contrôle citoyen ont été créées, organisées par région. Leurs membres peuvent, en théorie, visiter les prisons sans préavis et parler librement avec les détenus. Mais cette structure indépendante ressemble de plus en plus à une coquille vide, explique Hugues de Suremain, qui explique que l’administration pénitentiaire a cherché à reprendre le contrôle sur ces commissions.

"Les défenseurs des droits humains ont peu à peu été évincés. En quelques années, cet outil qui a obtenu des résultats importants sur la prévention de la torture et qui a aussi alimenté le débat public autour de la prison, a été neutralisé. Aujourd’hui, on a affaire à des commissions soit complètement inertes, soit qui ne veulent pas se confronter à l’administration pénitentiaire."

Un ex-détenu politique témoigne

Activiste critique du pouvoir, Konstantin Kotov a purgé une peine dans la prison où se trouve actuellement Alexeï Navalny. Il raconte que les commissions de contrôle sont souvent plus efficaces dans la capitale que dans les autres régions.

"Au départ, je me trouvais dans un lieu de détention à Moscou et des membres de la commission moscovite sont venus me voir et m’ont réellement apporté de l’aide. Mais quand je suis arrivé dans la prison de la région de Vladimir, bien que les membres de la commission locale soient venus me rendre visite dès la première semaine, ils se sont à peine intéressés à ce qui m’arrivait. Ils m’ont juste demandé si on me donnait de la nourriture et des vêtements. J’ai dit oui, c’était le cas. Et rien de plus, pas d’autres questions, ils sont partis et je ne les ai jamais revus."

L'activiste russe Konstantin Kotov devant une cour de justice à Moscou en août 2019. [Sputnik via AFP - Maksim Blinov]
L'activiste russe Konstantin Kotov devant une cour de justice à Moscou en août 2019. [Sputnik via AFP - Maksim Blinov]

L’ex-détenu raconte à la RTS que l’une des choses les plus difficiles à supporter lors son séjour en prison était le fait d’être constamment épié, sans une seconde seul, avec un horaire rempli de 6h du matin à 22h, avec parfois des activités absurdes. "On doit regarder la télévision sans pause, pas le droit de fermer les yeux, ou de se mettre ailleurs pour se reposer de ce flux télévisuel. Et tu dois regarder ce qu’on t’oblige à voir, sans pouvoir choisir. C’est une forme de torture psychologique."

Comme j’étais un détenu assez connu, ils se limitaient à des méthodes formellement légales, mais qui sont une sorte de violence psychologique.

Konstantin Kotov, ex-détenu en Russie

Konstantin Kotov raconte qu’il était puni pour la moindre entorse au règlement, comme pour un bouton de chemise non boutonné ou pour avoir omis de saluer un employé de la prison qu’il n’avait pas vu passer. Au bout de plusieurs fautes disciplinaires, il était envoyé dans un cachot humide, mais surtout cela entraînait l’impossibilité d’obtenir une libération anticipée, raconte-t-il.

"Comme mon avocat venait souvent et que j’étais un détenu assez connu, ils craignaient, je pense, d’utiliser des méthodes physiques, de me battre. Ils se limitaient à des méthodes formellement légales, mais qui dans le fond sont une sorte de violence psychologique. Ils me forçaient à observer strictement toutes les règles, alors que d’autres détenus pouvaient ne pas les respecter. Ils interdisaient aux autres prisonniers de me parler, donc j’étais totalement isolé. Et à la moindre incartade, même involontaire, ils me punissaient, alors que c’est impossible pour une personne normale de vivre selon ces règles, on commet forcément une erreur."

L’opposant russe Alexeï Navalny témoigne de méthodes similaires, alors que la télévision d’Etat, qui a récemment réalisé un reportage, affirme qu’il vit comme dans un hôtel confortable. Samedi, ses médecins ont affirmé que, malade, il pouvait avoir un arrêt cardiaque "d'une minute à l'autre", exigeant d'être autorisés à le voir immédiatement.

>> Lire aussi : L'opposant russe Alexeï Navalny pourrait avoir un arrêt cardiaque "d'une minute à l'autre"

Konstantin Kotov, lui, compte porter plainte, quitte à aller jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme. L’activiste estime urgent de réformer les soins en prison, d’avoir des médecins indépendants de l’administration, bien payés, ce qui n’est pas facile dans ces régions reculées.

Expertise de la Suisse

Pendant plusieurs années, la Suisse a apporté son expertise pour une réforme de prisons pour mineurs en Russie, afin d’en faire des centres éducatifs et réduire les récidives. Mais ces petits projets n’ont pas la capacité de changer le système carcéral du pays en profondeur.

Isabelle Cornaz / Mouna Hussain

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Comparatif des systèmes carcéraux européens

Des statistiques, réalisées à l’Université de Lausanne, ont été publiées début avril sur les systèmes carcéraux des différents membres du Conseil de l’Europe. Il en ressort que le nombre de détenus proportionnel à la population est en constante baisse depuis 2013.

Ainsi, au 31 janvier 2020, quelque 1,5 million de personnes étaient emprisonnées dans les 51 administrations carcérales, soit un ratio médian de 103 prisonniers pour 100'000 habitants. Celui-ci s’élevait à 131 en 2013, rappelle le rapport. Avec 87’367 femmes emprisonnées, celles-ci représentent moins de 5% de la population carcérale.

Le pays qui avait le plus haut taux d’incarcération début 2020 était la Turquie (357), suivi de très près par la Russie (356), puis la Géorgie (264). Les pays les plus bas du classement sont l’Islande (45), la Finlande (50) et les Pays-Bas (59), à égalité avec la Norvège (59). La Suisse se situe elle à un taux de 80,2.

Une surpopulation dans les prisons a été notée en Turquie (127 prisonniers pour 100 places), Italie (120), Belgique (117), Chypre (116), France (116), Hongrie (113), Roumanie (113), Grèce (109), Slovénie (109) et Serbie (107). La Suisse se situe à 93,5.