Empêcher les anciens dictateurs de s'offrir un exil doré sans que ne pèse sur eux la menace de poursuites pour leurs agissements, redonner leur dignité aux victimes: les plaintes liées au principe de compétence universelle se multiplient et Philip Grant, directeur de l’organisation TRIAL International, ne cache pas sa satisfaction: "Il y a 4 ans, on parlait de 30 dossiers devant une douzaine de pays. Aujourd'hui on est à 150 suspects arrêtés, détenus ou en jugement dans à peu près 18 pays".
Le régime de Bachar dans le collimateur
En Syrie, ils seraient entre 5000 et 13’000, hommes, femmes et enfants à avoir été exécutés dans des prisons du régime de Bachar al-Assad. Le 24 février dernier, à Coblence en Allemagne, deux ex-membres des services secrets syriens comparaissaient devant la Haute Cour. Le colonel Raslan, ex-directeur de la prison d’Al-Khatib, inculpé de 58 meurtres, encourt la prison à perpétuité. Il attend toujours son verdict, alors qu'Eyad al-Gharib a déjà écopé d’une peine de 4 ans et demi pour complicité de crimes contre l’humanité. C’est la première fois que des subalternes du régime de Damas sont jugés.
Si ces procès ont vu le jour, explique le directeur de TRIAL International, invité dans Géopolitis, c’est grâce au principe de compétence universelle: "Elle permet aux États de juger les crimes commis à l'étranger, alors qu'il n'y a pas forcément de lien entre le pays qui juge et le pays où les crimes ont été commis". Le principe juridique de cette compétence repose sur l’idée que la lutte contre l’impunité n’a pas de frontière face à des crimes aussi graves. Il a été adopté par de nombreux pays dont la Belgique, la France, le Canada, l’Espagne, la Suisse, l’Allemagne et le Sénégal, pour n’en citer que quelques-uns. Certes il y a eu les tribunaux internationaux ad hoc, comme ceux de l’ex-Yougoslavie et du Rwanda, ou encore la création de la Cour pénale internationale qui a suscité beaucoup d'espoir lors de sa création en 2002. Mais son bilan reste mitigé, car les États-Unis, la Russie, la Chine, l'Inde, la Syrie et d’autres pays n’ont pas ratifié les statuts de cette Cour, ce qui limite considérablement son efficacité.
Le procès de Coblence, fondé sur ce principe de compétence universelle, ouvre une brèche dans la lutte contre les crimes de guerre en Syrie et Philip Grant n’exclut pas que Bachar al-Assad soit un jour jugé: "En tant que chef d'État, il ne peut pas être poursuivi devant des juridictions nationales. Mais il est encore jeune. À 55 ans, on a le temps de voir venir et je pense qu'il finira un jour devant un tribunal."
Les dictateurs devant la justice
Lorsque Pinochet est arrêté à Londres à l’âge de 83 ans et que la justice britannique lui retire son immunité, le monde retient son souffle. Le vieux dictateur sera-t-il extradé vers Espagne afin de rendre compte devant la justice des crimes commis durant son règne? L’ex-dictateur est accusé de génocide, torture et terrorisme. C’est la première affaire de compétence universelle. Les victimes de ces années noires se reprennent à espérer, mais leurs attentes seront douchées par la réalité de la diplomatie. Le général Pinochet est un ami proche de Margaret Thatcher et il sera renvoyé chez les siens au Chili, pour des raisons prétendument sanitaires. La politique a repris ses droits sur la justice, mais pas en vain. L’arrestation du général est un signal fort envoyé aux tyrans du monde entier.
Au Tchad, les victimes n'auront pas attendu 30 ans pour rien. Au terme d’un procès mouvementé à Dakar au Sénégal qui aura duré 10 mois, l'impunité de Hissène Habré a enfin pris fin. Le 27 avril 2017, l’ancien homme fort du Tchad a été condamné à la perpétuité pour des crimes commis lors d’une répression qui a fait des milliers de victimes. C’est la première fois que l’Afrique juge l’un des siens et c’est une victoire pour le continent.
Justice et diplomatie ne font pas bon ménage
La Confédération manque de pilotage stratégique.Philip Grant
Si la Suisse est le pays de la Croix Rouge internationale et le berceau des Conventions de Genève, est-elle pour autant un bon élève en matière de traque contre les criminels de guerre? "Elle a raté plusieurs occasions par manque de perspective ou de pilotage stratégique du Ministère public de la Confédération", regrette Philip Grant. Il suffit de se rappeler du cas de Rifaat al-Assad. L’oncle de Bachar al-Assad était le chef des forces d’élite de la sécurité intérieure lorsqu’il réprime dans le sang une insurrection islamiste en 1982. Quelques années plus tard, le boucher de Hamma, tel qu'on le surnommait, sirote un Martini dans un hôtel 5 étoiles de la place genevoise en toute impunité. "On l'a dénoncé aux autorités de poursuite qui ont ouvert mollement une enquête et ensuite plus rien", s’insurge-t-il.
Face à la passivité des autorités, l'ONG est repartie sur le terrain pour enquêter, retrouver les victimes, constituer un dossier qu'elle déposera sur le bureau du Ministère public de la Confédération. Aujourd'hui, elle attend toujours.
Volonté politique mais pas seulement
Pour être efficace dans la traque des criminels de guerre, il faut une vraie volonté politique et que des moyens soient donnés aux autorités de poursuite. Mais ce n’est pas suffisant conclut le juriste: "La solution vient du courage des victimes qui recherchent la justice, de l’engagement citoyen, des ONG, mais aussi de la collaboration avec des enquêteurs et des procureurs disposant de moyens pour aller de l’avant".
Cette mobilisation des différents acteurs est indispensable pour lutter contre l’impunité. Sans elle, les mots de Martin Luther King, qui définissent si bien l'esprit de la compétence universelle, risquent de rester lettre morte: "Une injustice commise quelque part est une menace pour la justice dans le monde entier".
Anne Delaite