L'idée d'un cours d'eau se présentant à la barre devant le tribunal pour exiger qu'on protège sa faune et sa flore, ainsi que son débit, rencontre de plus en plus d'adeptes au Québec. L'Observatoire international des droits de la nature en fait son cheval de bataille depuis plusieurs années.
Le but est de lutter avec des moyens juridiques pour défendre notamment les droits du chevalier cuivré dans le fleuve Saint-Laurent, car cette espèce de poisson vit exclusivement au Québec et est directement menacée par des travaux d'agrandissement du port de Montréal. Doter le fleuve d'une personnalité juridique permettrait également d’exiger des municipalités qu'elles traitent mieux leurs eaux usées rejetées dans le fleuve.
Considérer la nature comme sujet
Si le concept peut sembler étrange, les exemples de lieux naturels bénéficiant de droits juridiques existent bel et bien. Il y a d'abord les pays qui inscrivent les droits de l’environnement dans leur Constitution, comme l'Equateur qui a ajouté la reconnaissance des droits de la nature à son texte suprême lors d’une réforme en 2008. Depuis, d’autres pays ont suivi, notamment la Colombie et l'Etat du Colorado aux États-Unis.
L'autre cas de figure est observé lorsqu'une personnalité juridique est accordée à une entité naturelle spécifique, comme pour la rivière Magpie au Québec (lire encadré) ou encore le fleuve Whanganui en Nouvelle-Zélande, qui s’est vu accorder les mêmes droits qu'un être humain en 2017.
En Europe, les cas sont plus rares. Pour Valérie Cabanes, juriste et spécialiste du droit international des droits humains, cela s'explique d'abord par notre conception de la nature et des lois. "Le droit occidental s'est construit sur une vision très anthropocentrée. Ce qui est en jeu actuellement, c'est de reconnaître nos liens d'interdépendance avec la nature dont nous sommes un des éléments", avance la juriste, qui appelle à "sortir de ce déni".
"Le droit actuel en Europe est fondé sur cette dualité des sujets et des objets, abonde le chercheur à l’Institut français de recherche et développement Victor David. Il faut revenir sur cette conception pour faire passer la nature dans la catégorie des sujets de droits et non pas des objets appropriables."
Changement de paradigme
Les mentalités évoluent progressivement et des initiatives ont émergé en Europe ces dernières années. En France, des associations militent par exemple pour accorder une personnalité juridique à la Seine et à la Loire. Plus près de chez nous, un mouvement similaire a été lancé l’été dernier pour le Rhône.
"Jusqu'à présent, nous avons un peu dénigré ces évolutions en pensant que nous n'en avions pas besoin, analyse l'instigateur du projet Frédéric Pitaval, pour qui l'Europe est peu à peu en train de rattraper son retard en la matière. Et à force d'être confronté à des problématiques, nous sommes peut-être plus enclins à piocher dans ces combats qui sont déjà présents depuis quelques années."
Pour Valérie Cabanes, cette évolution est une suite logique. Les entités et personnes qui sont aujourd'hui sujettes de droit, tels que les femmes ou les enfants par exemple, ne l'ont pas toujours été, souligne la spécialiste. "Si l'on veut prévenir de futures détériorations de l'état du vivant sur Terre, il serait temps que des éléments de la nature dont nous dépendons pour vivre puissent défendre en justice leur droit à exister et à ne pas être dégradés."
Concept difficile à mettre en place
La reconnaissance d'une personnalité juridique n'est cependant pas chose simple. En Inde par exemple, les autorités l'avaient accordée aux fleuves Gange et Yamuna en 2017. Elles ont ensuite fait machine arrière quelques mois plus tard, estimant que la mesure était trop compliquée à appliquer.
"En cinquante ans, le droit de l'environnement a fait d'énormes progrès et a permis de limiter un certain nombre de casses environnementales, mais nous sommes arrivés à un seuil d'inefficacité de ce droit", estime Victor David. Les intérêts de la nature s'opposent par ailleurs souvent à ceux des puissants lobbys économiques.
Les militants concèdent également que la probabilité que ce déséquilibre des forces persiste malgré l'octroi d'une personnalité juridique est bien réelle. Afin de reconnaître cette personnalité, un véritable travail de fourmi doit être effectué, ce qui illustre, selon les spécialistes, l'inégalité du droit international en matière d'environnement.
A l'échelle internationale, il n'existe par exemple aucune institution de protection de l'environnement. L'Organisation des Nations unies (ONU) planche sur un organisme de ce type depuis le début des années 2000, sans débouché concret jusqu'à présent. En outre, les changements se font lentement et il faut parfois composer avec plusieurs juridictions différentes, comme pour le cas du Rhône qui traverse trois cantons suisses et douze départements français, de son glacier à son embouchure.
Lucas Philippoz et Pascale Guéricolas/iar
Premier cours d'eau canadien avec des droits juridiques
En février, la rivière Magpie, sur la côte nord du Québec, a obtenu le statut de personnalité juridique. Pour la première fois, des municipalités et une communauté autochtone ont formé une alliance pour protéger ce flot d’eaux tumultueux contre d’éventuelles constructions de barrages hydroélectriques. Les juristes ont bâti une argumentation de plusieurs dizaines de pages, combinant droit des communautés autochtones et droit municipal.
Dans les prochains mois, des gardiens légaux de la Magpie doivent être nommés pour qu'ils puissent prendre les moyens légaux de saisir les tribunaux si des actions humaines menacent la rivière. Les défenseurs de la nature savent que la bataille sera difficile, mais ils constatent aussi que les tribunaux se montrent sensibles à la montée du mouvement pour le droit de la nature.