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"Des centaines de milliers d'Afghans risquent de s’exiler"

Géopolitis: Afghanistan, le piège taliban [Reuters - Ibraheem al Omari/File Photo]
Afghanistan, le piège taliban / Geopolitis / 26 min. / le 16 mai 2021
Le retrait américain d’Afghanistan et de toutes les forces étrangères ouvre un boulevard aux talibans. Selon le chercheur Gilles Dorronsoro, qui ne croit pas à un processus de paix, le retour à un régime fondamentaliste extrêmement dur est très probable.

D’ici au 11 septembre, les États-Unis se retireront de la plus longue guerre de l’histoire américaine. Ce retrait ne mettra pas pour autant fin au conflit en Afghanistan, un pays qui n'a pas connu la paix depuis presque 42 ans.

L’intervention des États-Unis et des forces de l'OTAN en 2001, au lendemain des attentats du World Trade Center, s’achève sur plusieurs échecs, souligne d’emblée le politologue Gilles Dorronsoro, invité dans Géopolitis.

"L'idée était d’abord d'éliminer Al-Qaïda et ça n'a pas été fait." Plusieurs centaines de militants d'Al-Qaïda sont toujours en Afghanistan, rappelle le chercheur. "Ensuite, le second objectif était la destruction des talibans et on voit qu'ils sont en train de gagner la guerre. Et le troisième objectif, qui conditionnait un peu les deux autres, c'était de reconstruire l'État afghan. Et là aussi, on a eu un échec assez radical, considérant surtout que les sommes investies ont été considérables." L'expert précise que la guerre d'Afghanistan va coûter au total plus de 2000 milliards de dollars, soit le montant du plan de relance historique de Joe Biden pour l’économie américaine.

Retour du joug taliban ?

Gilles Dorronsoro demeure très sceptique sur la poursuite d’un processus de paix entre les acteurs afghans. Alors que le retrait des soldats américains et occidentaux a déjà débuté, la violence est à nouveau montée d’un cran. Le samedi 8 mai à Kaboul, une voiture piégée a explosé devant une école pour jeunes filles et a tué plus de 50 personnes, en majorité des lycéennes. L’attentat n’a pas été revendiqué, mais le président afghan Ashraf Ghani accuse les talibans. Vendredi, un attentat a aussi secoué une mosquée de la banlieue de la capitale.

>> Lire aussi : Un district proche de Kaboul entre les mains des Talibans en Afghanistan et Un attentat fait 12 morts à Kaboul, alors que les Américains quittent Kandahar

Les Talibans contrôlent quasiment la moitié du territoire afghan. [RTS - Géopolitis]
Les Talibans contrôlent quasiment la moitié du territoire afghan. [RTS - Géopolitis]

Les talibans et leurs milices alliées contrôlent aujourd’hui totalement ou partiellement près de la moitié du territoire afghan. Selon Gilles Dorronsoro, "le retour des talibans à Kaboul est, sinon certain, du moins assez probable".

De 1996 à 2001, les talibans au pouvoir avaient instauré un régime très strict, basé sur une application rigoureuse de la charia, et où les femmes adultères étaient exécutées sur la place publique sans autre forme de procès. S'ils reprennent Kaboul, le chercheur s’attend à un "retour à une version fondamentaliste extrêmement dure", poussant les classes moyennes urbaines à prendre le chemin de l’exil. "Un exil qui pourrait concerner plusieurs centaines de milliers de personnes, dit-il. De la majorité de cette classe moyenne, qui est essentielle pour la reconstruction un jour du pays."

Ces dernières années, le politologue a observé "une prolifération d'universités et d'écoles dans la capitale. Mais pas uniquement, aussi dans une ville comme Mazâr-e Charîf, dans le nord". "Le travail salarié des femmes, le mode de vie, et une certaine relative liberté des mœurs, tout ça est très contradictoire avec un gouvernement taliban", poursuit-il.

Femmes, premières victimes?

Le courant fondamentaliste correspond à une évolution assez générale de la société afghane.

Gilles Dorronsoro

Lorsque les talibans dirigeaient le pays, ils interdisaient aux femmes d’aller à l’école, de travailler ou de sortir dans la rue sans être accompagnées par un mari, un frère ou un cousin. Leur retour à Kaboul signifierait la fin de libertés durement acquises pour de nombreuses femmes afghanes.

Cette jeune esthéticienne qui travaille dans un salon de beauté de la capitale craint le pire pour son avenir: "Si nous sommes sûres d’avoir la paix dans notre pays, alors nous porterons le hijab, mais à condition qu'il n'y ait pas d'autres restrictions et d’avoir le droit de travailler et d’étudier", dit-elle. Les talibans lui "font peur", même si elle ne les a jamais rencontrés.

"Toutes les femmes qui travaillent dans les administrations, ou même dans le secteur privé de façon salariée, vont très probablement perdre leur emploi", déplore Gilles Dorronsoro, qui relève que "le courant fondamentaliste malheureusement ne concerne pas seulement les talibans, mais correspond à une évolution assez générale de la société afghane et de la classe politique". Et de conclure: "Donc on aura plutôt une dégradation, qu'on sent déjà depuis quelques années, du statut des femmes en Afghanistan." Des assassinats ciblés de militants des droits de l'homme, de juges, de journalistes se sont multipliés ces derniers mois de façon inquiétante et visent régulièrement les femmes.

Leo Glaser, Mélanie Ohayon

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