Pauvreté, faim, chômage… Depuis le début de la crise sanitaire, les inégalités ne cessent de se creuser à travers le monde. Elles s’étendent aujourd'hui à la campagne de vaccination. Si 30 à 40% de la population européenne et chinoise ont déjà reçu leur première dose, et même 50% pour l’Amérique du Nord, cette part n’est que de 10 à 20% pour le Brésil et l’Inde, 2% pour le continent africain.
Des chiffres " inacceptables" pour le directeur général de l’OMS Tedros Adhanom Ghebreyesus et un "apartheid vaccinal", selon Pascal Lamy, ex-patron de l’OMC qui dénonce cet accaparement des doses par les pays développés.
"Si on ne gagne pas tous ensemble, on va finir par ne pas gagner du tout", déplore dans Géopolitis Didier Pittet, médecin-chef du service de prévention et contrôle de l'infection aux Hôpitaux universitaires de Genève. Il pointe la nécessité d’un effort global commun pour "obtenir un équilibre et une solidarité mondiale, en particulier par rapport aux vaccins, mais aussi par rapport aux mesures et au matériel sanitaires".
Dans cette course contre la montre où chaque nation tente de ralentir au plus vite la progression du virus sur son propre territoire, il ne reste que peu de place pour l’aide internationale. Une stratégie qui pourrait s’avérer contre-productive selon les experts. Au rythme actuel de la vaccination, il faudrait attendre 3 ans pour offrir une première dose à l’ensemble de la population mondiale. Autant d’années durant lesquelles le virus pourrait muter et devenir potentiellement résistant aux vaccins actuels.
Les variants britannique, brésilien, sud-africain et indien inquiètent déjà la communauté scientifique. Mais pour l’instant, les chercheurs estiment que les vaccins restent efficaces contre ces mutations.
La réponse internationale
Pour rééquilibrer les chances d’accès aux vaccins, l’Organisation mondiale de la santé compte sur l’initiative Covax, lancée en juin 2020. Reposant sur la solidarité des pays les plus riches, elle doit permettre la distribution gratuite de 2 milliards de doses d’ici fin 2021, ciblant principalement les 92 pays les plus pauvres.
Faute de donateurs et de moyens financiers, le programme peine toutefois à atteindre ses objectifs. Fin mai 2021, seules 65 millions de doses avaient pu être administrées. Un résultat loin d’être suffisant pour le Nigeria par exemple et ses 200 millions d’habitants, qui n’a pu recevoir que 16 millions de doses.
"C'est scandaleux, ça touche au ridicule", s’insurge Didier Pittet. "Je pense qu'il faut corriger cela, parce qu'effectivement, il faut que chacun soit vacciné, que les chances de tous soient les plus égales possibles. Il convient que les pays soient beaucoup plus généreux par rapport aux vaccins ou à l’argent qu'ils donneront au programme Covax."
Levée des brevets et transfert de technologie
Face aux limites de l’initiative Covax, la question de la levée des brevets sur les vaccins a rapidement été soulevée. Réclamée par Joe Biden le 5 mai dernier puis par Emmanuel Macron le jour suivant, et saluée par l’OMS, elle permettrait aux pays les plus en retrait de la course aux vaccins de produire leurs propres doses. Cette mesure ne suffirait toutefois pas pour Didier Pittet, pour qui la levée des brevets, essentielle dans le futur, devra nécessairement s’accompagner d’un transfert de technologie. Cela s’explique par les infrastructures et le savoir-faire complexe qu’implique la production d’un vaccin, en particulier dans le cas des vaccins à technologie ARN messager, comme ceux de Pfizer-BioNTech et Moderna.
Cet effort d’implanter des fabriques à vaccins dans les pays en développement ne sera jamais une "ressource inutilement investie", selon lui. Sur le continent africain, qui importe 99% de ses vaccins selon la directrice générale de l’OMC Ngozi Okonjo-Iweala, le projet demanderait plusieurs années avant d’être concrétisé.
On pourrait devenir un peu moins rapidement milliardaire, mais un peu plus solidaire.
Réticence des laboratoires pharmaceutiques
La Suisse, tout comme l'Allemagne et la Commission européenne sont opposées à la levée des brevets. Angela Merkel est même montée au front, défendant la recherche et l'innovation de l'industrie pharmaceutique allemande. Industrie pour laquelle des milliards sont investis dans la mise au point d’un vaccin qui n’a qu’une seule chance sur dix d’aboutir. Le professeur genevois qui a démocratisé l’utilisation du gel hydroalcoolique, en diffusant sa formule à travers le monde, sourit de cette levée de boucliers: "On nous dit que c’est très compliqué de fabriquer des vaccins et c'est ce qu'on m'a dit aussi pour la solution hydroalcoolique, alors qu’on est capable aujourd'hui d'en produire dans tous les pays du monde dans les conditions très modestes."
Didier Pittet rappelle que la situation actuelle est inédite: "Cette fois-ci, l'Europe a mis de l'argent sur la table avant même d’obtenir les vaccins. Cet argent, c'est le vôtre, c'est le mien, c'est le nôtre. Donc cela devrait quand même être un retour solidaire vis-à-vis de cette donation de départ absolument exceptionnelle."
Pour les laboratoires pharmaceutiques, les vaccins ont déjà rapporté une fortune: 26 milliards de dollars attendus pour Pfizer et 15 milliards pour Moderna. La course aux vaccins a déjà vu émerger neuf nouveaux milliardaires au classement de Forbes. Une situation qui laisse l'épidémiologiste perplexe: "On pourrait devenir un peu moins rapidement milliardaire, mais un peu plus solidaire, de manière à offrir des doses dans le monde entier."
Vers une réforme de l’OMS?
Depuis le début de la pandémie, l’Organisation mondiale de la santé est au centre de vives critiques. Sa gestion de la crise sanitaire, jugée trop peu réactive, a relancé le débat sur une réforme de son fonctionnement, déjà évoquée au début des années 90, souligne Didier Pittet: "Il faut continuer et faire une véritable transformation de l'OMS, une transformation de sa gouvernance en particulier."
Autre cible des critiques, la mission menée en Chine par l’OMS sur les origines du virus est aujourd’hui contestée par de nombreux scientifiques, accusée de n’avoir été " que partiellement indépendante, pour être poli ", d’après l’infectiologue.
Un groupe de chercheurs réclame une nouvelle investigation, appuyés par plusieurs pays, dont les États-Unis, lors de la 74e Assemblée mondiale de la santé qui s’est tenue cette semaine. Pour l’heure, selon le Renseignement américain, l’hypothèse d’une fuite d’un laboratoire de recherche à Wuhan ne peut être exclue. Pour Pékin en revanche, ces déclarations ne seraient que "théories complotistes et désinformation".
Face à ces voix dissonantes, l’importance d’une enquête indépendante est soutenue par de nombreux experts. Mais pour l’instant l’OMS n’est pas en mesure d'enquêter en Chine sans l’aval de Pékin, de quoi nourrir encore les débats sur sa réforme.
>> Lire aussi : La thèse du Covid échappé d'un laboratoire chinois est relancée
Julia Zbinden