Etats-Unis - Russie, une diplomatie sous stress-test
Grand Format
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AFP - Alexei Nikolsky/Jim Watson
Introduction
Mercredi, les objectifs du monde entier seront braqués sur Genève où, dans l'ambiance feutrée de la Villa La Grange, se tiendra la rencontre entre Joe Biden et Vladimir Poutine.
Chapitre 1
Biden-Poutine, une première à Genève
Keystone - Martial Trezzini
Que les présidents américain et russe se rencontrent n'est pas en soi un fait rarissime: l'ancien président Donald Trump avait notamment tenu un sommet officiel avec Vladimir Poutine en juillet 2018 à Helsinki - sa "complaisance" envers le dirigeant russe sur la question des interventions présumées du Kremlin dans la campagne présidentielle de 2016 lui avait par la suite valu des reproches jusque dans les rangs de ses soutiens républicains les plus indéfectibles.
Son prédécesseur Barack Obama a eu lui aussi l'occasion de discuter en tête-à-tête avec son homologue russe sur le dossier syrien, en marge du G20 en septembre 2016 à Hangzhou en Chine. L'entrevue s'était soldée par un échec, mais est néanmoins restée dans les annales pour le langage corporel des deux dirigeants, dont la méfiance réciproque a été immortalisée dans les images de presse.
S'il n'est pas unique en son genre, le rendez-vous genevois entre Joe Biden et Vladimir Poutine est néanmoins historique à double titre: première entrevue entre le nouveau locataire de la Maison Blanche et le maître du Kremlin, la rencontre est également celle de deux super-puissances dans un contexte de tensions internationales accrues alors que la relation entre les deux rivaux s'est détériorée au point d'atteindre un plus bas historique depuis la chute du bloc communiste, selon plusieurs observateurs.
"Les relations entre la Russie et l'Occident se sont détériorées de façon continue", relève le nouveau directeur du Centre de politique de sécurité de Genève (GCSP), l'ambassadeur suisse Thomas Greminger. "La polarisation est sans précédent depuis la Guerre froide et la confiance mutuelle est au plus bas."
Washington a sanctionné Moscou pour une kyrielle de raisons: accusations d'ingérence dans les élections, piratages informatiques, espionnage, répression visant l'opposant Alexeï Navalny, menace militaire pesant sur l'Ukraine, annexion de la Crimée ukrainienne... La Russie a répondu par de nombreuses contre-sanctions et les deux puissances n'ont plus depuis plusieurs semaines d'ambassadeurs dans leurs capitales respectives. Mais comment en est-on arrivé là?
Pour comprendre la spirale de tensions dans laquelle se trouvent actuellement les deux plus grandes puissances nucléaires, un zoom arrière s'impose, pour revenir jusqu'aux lendemains de la chute du bloc communiste en 1991. Les relations entre les Etats-Unis et l'ex-URSS connaissent à ce moment-là une période de relative normalisation, après de longues décennies de conflits plus ou moins ouverts.
Des tensions resurgissent à partir de 2002, avec la décision du déploiement par les Etats-Unis de George W. Bush d'un bouclier anti-missiles en Europe de l'Est. La mesure prise dans le cadre de la mission de l'Alliance atlantique (Otan) – créée en 1949 pour protéger ses membres contre la menace de l'URSS et du communisme, mais dont le mandat a depuis été réorienté – est vécue comme un acte offensif par la Russie de Vladimir Poutine, "jeune" président à la poigne de fer, et ex-officier du KGB.
L'Otan, qui n'a cessé de s'agrandir depuis les années 1950, jusqu'à intégrer en 2004 trois anciennes républiques soviétiques baltes, est désormais installée aux frontières de la Russie malgré les promesses faites à l'époque à Moscou – et au grand dam de cette dernière.
Alors que la Russie a renoué avec un de ses modus operandi de la Guerre froide – en reprenant en 2007 les vols continus des bombardiers stratégiques russes – les relations entre les Etats-Unis et la Russie trouvent une nouvelle pierre d'achoppement dans leur participation respective dès 2013 dans le conflit syrien. Les Etats-Unis, à la tête d'une coalition et en soutien des milices kurdes, mènent des frappes aériennes contre les djihadistes du groupe Etat islamique en Syrie, tout en s'opposant au régime syrien. La Russie de son côté a toujours maintenu son soutien à Bachar al-Assad – issu du parti Baas aux origines socialistes – par des bombardements stratégiques et plus tard par le déploiement de troupes russes sur le terrain.
La crise ukrainienne – qui s'enflamme en 2013 autour d'une série d'accords signés par le président Yanoukovitch avec la Russie plutôt qu'avec l'Union européenne – suivie de la guerre du Donbass – après l'annexion par Moscou de la Crimée, territoire disputé dans l'est de l'Ukraine – entraînent des trains de sanctions et de boycott de la part de l'Union européenne et des Etats-Unis à l'encontre de la Russie. Des mesures de rétorsion qui détériorent les liens entre cette dernière et le bloc occidental, et notamment les Etats-Unis, et jettent un froid durable dans la relation entre les deux puissances.
Dans ce contexte, la poursuite du déploiement du système de défense anti-missiles de l'Otan dans les pays de l'Est – en Roumanie en 2016 et actuellement en Pologne – est perçue par Moscou comme un nouvel acte de défiance. Cette dernière accuse l'Occident de créer un déséquilibre stratégique, en s'installant systématiquement à ses frontières, sous couvert officiel de se défendre contre l'Iran et plus généralement contre les menaces émergentes en provenance du Moyen-Orient.
Malgré l'élaboration de plusieurs traités sur la réduction des armes nucléaires, les relations entre Etats-Unis et Russie sont désormais caractérisées par un climat de défiance et d'inquiétudes concernant leurs politiques militaires réciproques, à tel point que l'expression "nouvelle Guerre froide" est utilisée en 2016 par le Premier ministre russe Dmitri Medvedev, sous la présidence américaine de Barack Obama.
Son successeur Donald Trump se démarque du président démocrate par une relation ambivalente à l'égard de Vladimir Poutine: sa fascination pour le chef d'Etat russe lui a été reprochée tout au long de son mandat, et les attaques répétées du président américain contre l'Otan, jugée "obsolète" et trop coûteuse pour les finances américaines, ont régulièrement affaibli l'institution.
Dans l'affaire des ingérences dans l'élection présidentielle de 2016, que le Kremlin est accusé d'avoir orchestrées, Donald Trump n'a eu de cesse d'évoquer une "théorie du complot", instaurant selon ses détracteurs une connivence avec Moscou, en porte-à-faux avec les intérêts américains qu'il est censé défendre.
Dans les faits, les relations entre Etats-Unis et Russie ne sont toutefois pas le reflet exact des sympathies personnelles du président républicain. Sous le mandat Trump, en août 2019, les Etats-Unis claquent la porte du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaires. Cet accord historique, signé en 1987 entre Mikhaïl Gorbatchev et Ronald Reagan, était le symbole du désarmement et de la désescalade entre les deux nations.
Donald Trump a également prononcé le retrait des Etats-Unis du traité "Open Skies" (Ciel ouvert), qui donne le droit d'effectuer des vols d'observation des activités militaires des Etats membres. Il avait accusé Moscou de le violer. En retour, la Russie s'était à son tour retirée du traité.
Chapitre 3
Avec Joe Biden, le ton se durcit
AP/Keystone - Evan Vucci
Les relations entre Moscou et Washington se tendent avec l'arrivée au pouvoir du président américain Joe Biden en janvier 2021, et l'application d'une politique de fermeté vis-à-vis de la Russie, contrastant avec la mansuétude souvent reprochée à son prédécesseur Donald Trump.
Dès son premier discours de politique étrangère, Joe Biden rompt avec la diplomatie du président républicain: fin du soutien américain à la coalition saoudienne au Yémen, gel du retrait des troupes américaines en Allemagne, ton sec à l'égard de la Russie. "L'Amérique est de retour", a lancé le président démocrate.
Les Etats-Unis doivent "être au rendez-vous face à l'avancée de l'autoritarisme", a-t-il insisté, pointant "la volonté de la Russie d'affaiblir" la démocratie américaine. Citant l'interférence dans les élections américaines, les cyberattaques ou encore "l'empoisonnement de ses citoyens" – en référence à l'empoisonnement en août 2020 de l'opposant Alexeï Navalny, imputé au Kremlin – Joe Biden a multiplié les mises en garde à l'encontre de Moscou. "J'ai clairement dit au président Poutine, d'une façon très différente de mon prédécesseur, que le temps où les Etats-Unis se soumettaient face aux actes agressifs de la Russie était révolu."
Le président américain a également qualifié dans une interview son homologue russe de "tueur", en ne précisant pas s'il pensait à l'empoisonnement de Alexeï Navalny. L'opposant a été incarcéré à son retour en Russie après cinq mois de convalescence en Allemagne, et Washington exige sa libération.
Moscou a fait savoir que les remarques de Joe Biden sur le président Poutine étaient inacceptables à ses yeux. Fait inédit depuis 1998, l'ambassadeur russe aux Etats-Unis a été rappelé pour des consultations sur les relations russo-américaines.
Depuis la chute du mur de Berlin, ce sont les Etats-Unis et l'Europe qui ont discrédité l'ordre international.
Devant le concert d'accusations visant la Russie, qui chercherait à remettre en cause l'ordre international via des déstabilisations, ingérences électorales, déstabilisation politiques et autres blocages à l'ONU, le vice-président de la Douma Pierre Tolstoï renvoie la balle: "Depuis la chute du mur de Berlin, ce sont les États-Unis et l'Europe qui ont discrédité l'ordre international. Ce sont eux qui ont organisé l'agression de l'Otan contre la Serbie, qui ont installé la 'démocratie' en Afghanistan, en Libye, en Irak. Mais on voit bien les résultats de ces actions qui ont été faites contre l'ordre international, sans la permission du Conseil permanent de l'ONU. Ce n'est donc pas aux Européens ni aux Américains d'accuser la Russie de violer le droit international."
On l'a dit, les relations entre les Etats-Unis et la Russie sont au plus bas, entre désaccords sur les principaux dossiers internationaux et expulsions croisées de diplomates. Les Etats-Unis reprochent à la Russie de s'être ingérée dans la dernière élection présidentielle, d'avoir organisé une vaste cyberattaque ayant visé des administrations et des entreprises américaines et d'avoir mis à prix la tête de leurs soldats en Afghanistan. Ils ont aussi expulsé une dizaine de diplomates russes et laissé entendre que des représailles secrètes – du type cyberattaque – étaient envisagées.
Lorsque la Russie a massé, fin mars, des troupes dans la région frontalière avec l'Ukraine pour ce qu'elle a décrit comme des "exercices militaires", l'Occident, par la voix de l'Otan, a émis une ferme condamnation de ce qu'elle qualifie de "provocations" du Kremlin.
Voix des Etats-Unis, le président Biden a promis le soutien "indéfectible" de son pays à la souveraineté de l'Ukraine. Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a répondu à Washington en affirmant que Moscou prendrait "toutes les mesures nécessaires" en cas d'ingérence militaire occidentale en Ukraine. Après un entretien téléphonique, Vladimir Poutine et Joe Biden ont néanmoins fait savoir qu'ils comptaient "poursuivre le dialogue" pour garantir la sécurité mondiale.
Le soutien russe au président bélarusse controversé Alexandre Loukachenko représente une autre pomme de discorde. Là encore, la Maison Blanche a dénoncé la répression contre les opposants dans ce pays.
Dans son discours annuel à la Nation, le 21 avril, Vladimir Poutine a promis une riposte "dure" si ses rivaux tentaient de s'en prendre à la Russie. Mettant en garde ceux qui prendraient "nos bonnes intentions pour une faiblesse", il a dit espérer "que personne n'aura l'idée de franchir une ligne rouge avec la Russie", allusion à ses multiples passes d'armes avec les Occidentaux, mais sans préciser de quelles limites il est question, et sans références précises aux gros dossiers l'opposant à Washington et l'UE.
Avant la rencontre des deux chefs d'Etat mercredi à Genève, le ton est donc donné. En amont de l'entrevue avec son homologue russe, Joe Biden a fait savoir qu'il "ferait pression" sur Vladimir Poutine pour que ce dernier "respecte les droits humains". "Je rencontre le président Poutine (...) pour lui dire clairement que nous ne le laisserons pas abuser de ces droits", a déclaré Joe Biden.
La Russie n'a pas manqué de retoquer les Etats-Unis sur la question des droits humains. "Nous sommes prêts à discuter et nous n'avons pas de sujets tabous. Nous parlerons de tout ce que nous jugeons nécessaire et nous serons prêts à répondre aux questions que la partie américaine soulèvera. Cela vaut également pour les droits humains", a déclaré le chef de la diplomatie russe Sergueï Lavrov. Il a ajouté que Moscou était "prêt" à discuter des "problèmes qui existent aux Etats-Unis", disant être "très intéressé par les poursuites visant les personnes accusées des émeutes du 6 janvier", lorsque des militants pro-Trump ont mené un assaut meurtrier sur le Capitole, le siège du Congrès américain.
Chapitre 5
Sur les pas de Reagan et Gorbatchev?
Keystone/EPA/Maison Blanche - Mary Ann Fackelman
Il y a 36 ans, en pleine Guerre froide, la rencontre à Genève entre les présidents américain Ronald Reagan et soviétique Mikhaïl Gorbatchev est aujourd'hui relatée dans les livres d'Histoire. Elle est considérée par de nombreux spécialistes comme le début de la fin de la Guerre froide.
Si la rencontre Biden-Poutine soulève des espoirs d'avancées diplomatiques entre les deux pays, l'optimisme reste modéré chez les principaux concernés.
La Russie a dit ne pas attendre de "percée" diplomatique américano-russe lors du sommet. "Nous ne nous faisons pas d'illusions et nous n'essayons pas de donner l'impression qu'il y aura une percée, des décisions historiques amenant des changements fondamentaux", a déclaré le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov.
Joe Biden a de son côté affirmé son souhait de renforcer les liens avec les alliés du G7 et de l'Otan pour être unis face à la Russie et aborder notamment la question des droits humains. Mais les Etats-Unis cherchent aussi une relation "stable et prévisible" avec Moscou, selon le président américain.
Toutefois, les experts s'accordent sur le fait que la rencontre en elle-même constitue une avancée. "Les attentes sont très limitées mais en même temps très importantes", selon le chercheur russe Dimitri Suslov, spécialiste des relations entre son pays et les Etats-Unis.
"Lignes rouges" à éviter
Contrairement à la période sous Donald Trump, un dialogue américain avec les Russes n'est plus stigmatisé. Dans le meilleur des cas, les deux dirigeants devraient acter les possibilités d'une "collaboration sélective". Il faudra aussi qu'ils identifient rapidement "les lignes rouges" qui les séparent, selon le directeur du Centre de politique de sécurité de Genève (GCSP) Thomas Greminger. Parmi elles, l'affaire Navalny, l'adhésion de l'Ukraine à l'Otan, les questions de cybersécurité ou la situation en Biélorussie devraient constituer des différends trop importants. Un dialogue semble possible en revanche sur le nucléaire iranien, le retour des ambassadeurs à Washington et Moscou, voire sur la Corée du Nord. Ou sur la lutte contre le changement climatique.
Dans ce domaine, la Russie est lente, mais elle progresse. Elle s'est notamment dotée d’un plan national d’adaptation au changement climatique, et a voté une loi pour réduire les émissions de gaz a effet de serre dans le secteur privé. Alexeï Kokorine, responsable climat au WWF Russie, attend de cette rencontre à Genève une plus grande coopération scientifique entre les deux pays: "que les uns travaillent sur le permafrost par exemple, et les autres sur la stratosphère, qu’il y ait une division du travail".
Le plus important sera de réussir le suivi du sommet, estime de son côté une source diplomatique européenne. Les deux acteurs n'ont pas intérêt à une détérioration sécuritaire en Europe, ni à un emballement budgétaire sur la défense. En cas d'impulsion positive à Genève, un accord sur le format de futures négociations sur le désarmement nucléaire comme conventionnel devrait être décidé rapidement.
Pékin, le nouveau Moscou?
Cette question du désarmement nucléaire, comme en 1985 lors du sommet entre Reagan et Gorbatchev, sera au centre des pourparlers. Washington et Moscou rassemblent toujours 90% des armes nucléaires. Les deux pays n'ont réussi à prolonger pour cinq ans le traité New Start sur la réduction des armes nucléaires stratégiques qu'au dernier moment avant l'expiration. Un accord finalisé quelques jours après l'arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche.
Mais les arrangements sur les armes de portée intermédiaire ou sur la surveillance militaire ("Ciel ouvert") restent suspendus. Pour autant, les deux Etats semblent vouloir "geler" leurs désaccords. Selon les experts, les Etats-Unis ne peuvent se permettre d'affronter Moscou et la Chine en même temps, Pékin étant désormais le principal adversaire. De plus en plus de questions demandent une approche multilatérale, le sommet pourrait également donner une impulsion à la collaboration internationale sur la sécurité.