"Taïwan, l’endroit le plus dangereux au monde", titrait récemment l’influent magazine britannique The Economist. Alarmiste, tout comme James Stavridis, ancien officier de l’US Navy et commandant des forces indo-pacifiques, qui redoute même le début d’une Troisième Guerre mondiale autour de l’île de Taïwan. Dans son livre "2034", l’amiral imagine comme déclencheur l’assaut d’un destroyer chinois sur un navire de combat américain. Scénario qu’il juge "très probable" et qui pourrait se concrétiser "bien avant 2034". Avec l’escalade des tensions dans le Pacifique, les états-majors des deux superpuissances se préparent au pire.
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La Une de The Economist est "un joli coup marketing qui a créé beaucoup de discussions", ironise dans
Lionel Fatton, spécialiste de la région et professeur assistant à la Webster University de Genève. Selon lui, l'endroit le plus dangereux du monde est plus à chercher du côté du "Yémen, du Sahel ou de la Syrie". Néanmoins, il concède que "si la Chine et les États-Unis doivent entrer en guerre, ce sera certainement sur Taïwan".
Zone la plus militarisée au monde
La région Asie-Pacifique est aujourd’hui la zone la plus militarisée au monde. Les États-Unis renforcent sans cesse leurs contingents militaires sur place, rejoints par des navires de guerre français. Taipei agrandit son arsenal, notamment grâce à son puissant allié américain, ce qui provoque la colère de Pékin. Depuis le début de l’année, près de 300 avions de combat chinois, dont des bombardiers lourds, ont fait bourdonner les radars de la défense taïwanaise, en franchissant la limite au-dessus du détroit qui sépare Taïwan de la Chine continentale.
Face à Taïwan, l’armée chinoise affiche une supériorité numérique sur terre comme sur mer, et même face à la flotte américaine. La marine chinoise revendique 360 navires de guerre, contre 300 pour l'US Navy qui garde tout de même l'avantage concernant les sous-marins et les porte-avions.
Mais pour Lionel Fatton, en dépit de cette puissance militaire croissante chinoise, "il est assez peu probable que la Chine, sans être provoquée, essaie d'envahir Taïwan." "Ce serait beaucoup trop coûteux", dit-il, en soulignant que l’armée chinoise "est encore en processus de modernisation". Il pointe aussi la particularité géographique de Taïwan, entourée de falaises. Un assaut direct sur l’île nécessiterait des moyens militaires considérables et très sophistiqués. Sans oublier "le risque de l'intervention américaine".
En guise de mise en garde, Pékin pourrait plutôt envisager l’annexion d’autres territoires insulaires contrôlés par Taïwan, selon lui, comme la petite île de Kinmen, très proche du territoire continental chinois. "La seule raison pour laquelle la Chine pourrait envahir Taïwan et avoir un conflit ouvert avec l’île serait une déclaration d’indépendance officielle de Taïwan", poursuit le chercheur.
Des décennies de tensions
En 1949, après une guerre civile de 22 ans, le gouvernement de la République de Chine, emmené par le leader Tchang Kaï-chek est défait par les forces communistes et s’exile sur l’île de Taïwan (Formose). En Chine continentale, Mao Zedong fonde la République populaire de Chine. Pékin considère depuis Taïwan comme un territoire rebelle et revendique son autorité sur l’île, au nom du principe d’"une seule Chine". Un principe internationalement reconnu: seuls quinze États entretiennent encore des relations diplomatiques avec Taïwan, parmi lesquels une seule entité européenne, le Vatican.
Plus Taïwan sera visible sur la scène internationale, plus il sera coûteux à la Chine de déclencher un conflit.
La République populaire de Chine fêtera son centenaire en 2049, ce qui pourrait pousser Pékin à remettre Taïwan au centre de la propagande chinoise et accélérer un processus de réintégration, selon Lionel Fatton. Depuis la réélection en 2020 de la progressiste Tsai Ing-Wen à la présidence de l’île, les pressions s’intensifient. Xi Jinping rêve d’achever sous son règne la réunion des territoires chinois: "La Chine doit être réunifiée et le sera quels qu’en soient les moyens", promet le président chinois. Or, la majorité des Taïwanais restent en faveur d’un statu quo et redoutent le même sort que Hong Kong.
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Face aux ambitions chinoises, les marges de manœuvres occidentales sont serrées. Selon Lionel Fatton, les effets de nouvelles sanctions économiques sur la Chine resteraient très limités. Intensifier la pression reviendrait à affaiblir aussi les économies européenne et américaine, très dépendantes les unes des autres. Mais sur la question de Taïwan, il estime que l'Europe a une carte très importante à jouer, en permettant à l’île de rester visible sur la scène internationale: "Plus Taïwan sera visible, plus il sera coûteux à la Chine de déclencher un conflit ou de faire une pression trop lourde sur l'île."
Lucas Maloriol
"Un nationalisme d’État chinois basé sur la victimisation"
Répression féroce des Ouïghours dans la province du Xinjiang, reprise en main violente à Hong Kong, développement de la 5G, la Chine accumule plusieurs autres dossiers de désaccord avec l’Occident.
Lionel Fatton observe que les projets du président Xi Jinping "se matérialisent sur la scène internationale en actions agressives". Un comportement qu’il impute au nationalisme d’État chinois.
Critiquer la Chine, c’est ramener le pays à ses vieux démons, dit-il, "au siècle d'humiliation, qui a commencé avec les premières guerres de l'opium et qui a fini avec la victoire du Parti communiste pendant la guerre civile". Une logique basée sur la victimisation, extrêmement dangereuse selon lui, "parce qu'elle provoque des surréactions".