Au seuil de la Villa la Grange lors de la première poignée de mains entre les deux hommes le 16 juin dernier, les visages sont fermés. Intervenant au terme de plusieurs années d’un climat aussi tendu que pendant la Guerre froide, le sommet de Genève avait pour but de rétablir un dialogue entre les deux puissances, et de reprendre des discussions jusqu’ici au point mort.
Pour Yves Rossier, ancien ambassadeur suisse à Moscou et invité dans Géopolitis, le président russe s’est surtout rendu à Genève en quête de "stabilité et prévisibilité entre les deux pays, mais surtout de respect."
Des relations au plus bas
Récemment qualifié de "tueur" par Joe Biden, Vladimir Poutine a déjà essuyé de nombreuses invectives de la part des États-Unis. En 2014, l’ancien président américain Barack Obama avait aussi provoqué la colère de Moscou en reléguant la Russie comme simple "puissance régionale". Un camouflet pour le président russe, pour qui le respect est capital, rappelle le diplomate.
Sortant du long traumatisme d’un "20ème siècle épouvantable", puis de celui de l'effondrement de l’URSS dans les années 90, la Russie a affronté il y a plus de vingt ans un "échec économique, social, écologique", ajoute Yves Rossier. C’est à ce moment-là que le pays s’est tourné vers l’Ouest et a indiqué sa volonté de coopérer en rejoignant le programme du Partenariat pour la Paix en 1994.
Peu de temps après, la Russie voit sa proposition d’adhésion à l’OTAN balayée par les Américains. Des attentes déçues qui ont nourri le contentieux russo-américain du 21ème siècle: "Ce que j'entendais souvent des Russes c'était « quand on vous tend la main, vous nous ignorez, vous nous méprisez. Et puis quand on tape du poing sur la table, alors là vous commencez à nous respecter » ", raconte l’ex-ambassadeur. Ce sommet d’égal à égal "a permis de rétablir ce respect", poursuit encore Yves Rossier.
Cette volonté de Vladimir Poutine de replacer la Russie au centre de la scène internationale semble avoir porté ses fruits à Genève, puisque Joe Biden a évoqué au cours du sommet les "deux grandes puissances" russe et américaine, comme le souligne le journaliste Jamey Keaten de l'agence Associated Press, lui aussi invité de Géopolitis. Le président russe a été quant à lui reconnu comme "adversaire de mérite" par son homologue.
De nombreux dossiers sensibles
Les lignes rouges américaines ont été posées d’emblée sur la table des négociations en matière de cybersécurité , sous la forme d’une liste de 16 secteurs critiques que les États-Unis considèrent comme inattaquables.
Les attentes de Moscou sont connues de longue date. Parmi les sujets qui fâchent, on retrouve des tensions accumulées en Syrie, en Libye, au Venezuela et en Biélorussie. C’est toutefois le dossier ukrainien qui occupe une place centrale dans la liste des lignes rouges russes. En particulier les discussions quant à l’adhésion possible de l’Ukraine à l'OTAN. L’ex-république soviétique est un enjeu géopolitique majeur pour la Russie.
Elizaveta Isakova, journaliste de l’agence RIA Novosti, confirme qu'il s'agit là pour Moscou de la principale ligne rouge. Néanmoins, elle estime que la venue du président russe à Genève montre qu'il est prêt à dialoguer: "Il n’y a pas beaucoup de lignes rouges pour Moscou s’il y a un dialogue d'égal à égal et si chacun peut parler de ses intérêts propres".
Cybercriminalité, la guerre de l’ombre
Autre sujet au cœur du contentieux russo-américain, la cyberguerre a été largement évoquée par les deux hommes. Pour les Américains, les Russes sont responsables des ingérences dans la campagne présidentielle de 2016, des piratages en 2020 de l’entreprise américaine SolarWinds et de ceux de l’oléoduc américain Colonial Pipeline en 2021; des cyberattaques inquiétantes et dont le nombre ne cesse de croître.
Jusqu’à présent, Joe Biden a opté pour une réponse mesurée, en expulsant par exemple dix diplomates russes, mais il a rappelé à son homologue que les États-Unis disposaient d’une forte capacité de riposte si ces attaques venaient à se poursuivre. Pour Jamey Keaten, journaliste Associated Press (AP), le message envoyé par Joe Biden à Vladimir Poutine est clair: "Tous les coups ne sont pas permis".
L’ouverture du dialogue entre les deux chefs d’État sur ce dossier reste de bon augure pour les relations entre les deux pays. En signe de bonne volonté, le sommet s’est conclu par un accord sur le retour de leurs ambassadeurs respectifs à Moscou et à Washington.
La Chine et l'Europe
Autre enjeu majeur, la question des relations avec la Chine. Pour les États-Unis, l’objectif est de "ne pas pousser totalement les Russes dans les bras de la Chine, tout en laissant une porte ouverte", explique Yves Rossier. Quant à l’Europe, elle aura certainement son rôle à jouer ces dix prochaines années dans l’équilibre mondial des puissances, de par sa possibilité de faire "contrepoids à cette bipolarité sino-américaine" au travers de ses relations avec la Russie.
Poutine, lui, attendrait des Européens qu’ils se positionnent, qu’ils "prennent leur destin en main et ne se comportent pas, comme ils sont perçus à Moscou, comme les laquais des Américains."
Julia Zbinden