"Nous avons plein de morts. C'est un terrible cauchemar." Youssef, employé municipal à Zarzis, laisse éclater son désespoir. A ses pieds, sept cadavres sont dans un état de décomposition très avancé. Ils arrivent depuis l'hôpital, où un prélèvement ADN a été effectué. Ces corps ont dû patienter trois semaines avant d'être enterrés.
La petite ville côtière de Zarzis, à peine à une demi-heure de route de Djerba, est une destination touristique réputée, mais désormais "elle ne sent plus que la mort", estime un habitant.
Manque de moyens
A Zarzis, il fait 43 degrés. L'odeur est insoutenable. Les corps dépassent des sacs mortuaires. "Nous n'avons rien ici. Nous voulions des aides... une voiture corbillard, des sacs mortuaires. L'Italie prend l'argent de l'Union Européenne et Zarzis n'a rien", témoigne Youssef au micro de Tout un monde mardi.
Mongi Slim, responsable du Croissant-Rouge à Zarzis, s'affaire entre les tombes fraîchement creusées. Pour s'empêcher de pleurer, il affiche sur son visage un sourire. Sur les stèles, il inscrit les rares indications disponibles: la date et le lieu de la découverte du corps, les traces retrouvées, un pull noir, une robe rouge, le numéro de l'ADN...
Il évoque la photo d'Aylan, Syrien de 3 ans, mort, échoué sur une plage turque, qui avait ému le monde entier. Dans ce cimetière, en à peine quelques semaines, plusieurs bébés ont déjà été enterrés. "Et personne n'en parle. Ils passent aux oubliettes...", se désole Mongi Slim.
Des centaines de corps
La frontière libyenne est toute proche de Zarzis. Les migrants du Bangladesh, de Syrie et de tous les pays d'Afrique n'ont jamais été aussi nombreux, en Libye, pour tenter la périlleuse traversée de la Méditerranée, la route migratoire la plus meurtrière au monde.
A peine inauguré, le tiers du cimetière, qui compte 600 tombes, est déjà complet. "C'est exceptionnel. La pandémie de Covid-19 a conduit à une migration massive de l'Afrique vers l'Europe. Nous sommes beaucoup plus débordés que les autres années. En deux semaines, rien que pour la ville de Zarzis, nous avons accueilli 400 personnes. Ça n'est jamais arrivé", estime Mongi Slim.
Il estime que 10% à peine des morts en mer échouent à Zarzis. La majorité des corps sont définitivement engloutis par la Méditerranée. Et puis, énormément de corps échouent sur les côtes libyennes, infiniment plus vastes. Etant donné le chaos qui règne en Libye, aucun décompte n'est tenu.
Un jardin-cimetière
Jusqu'ici, faute de mieux, les corps étaient enfouis dans une décharge publique. "C'est dramatique qu'ils finissent leur vie comme des déchets. Ce sont des humains.", souligne Rachid Koraïchi.
Cet artiste algérien a conçu le "Jardin d'Afrique" pour accueillir avec dignité les dépouilles des naufragés, qui disposent d'une sépulture individuelle. "Ce n'est pas la faute des Tunisiens", poursuit-il. "C'est la faute de ceux qui ont explosé la Libye, qui ont ouvert l'enfer."
Ce jardin-cimetière permet de conserver les prélèvements ADN. "Pour moi, c'est le première objectif", explique Rachid Koraïchi. "Moi-même, en 1963, j'ai perdu mon frère aîné dans la même mer. Et nous n'avons jamais retrouvé le corps. Soixante ans de deuil qui ne sont pas fermés."
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Sujet radio: Maurine Mercier/vajo