Inquiéter, troubler et déstabiliser les militaires français chargés de concevoir la défense du futur, tels sont les objectifs de la Red Team. A travers plusieurs scénarios, la Red Team met en difficulté la France et ses intérêts.
"Nous partons d'une situation, par exemple le réchauffement climatique, en poussant la métaphore assez loin pour imaginer une société. Notre but est d'avoir un cadre de travail qui nous permette d'imaginer les moyens pour se prémunir des menaces", explique Emmanuel Chiva, directeur de l'Agence de l'innovation de la défense, dans l'émission Tout un monde mardi.
Aller au-delà de l'imaginaire
Pour lui, les auteurs de science-fiction "sont en permanence habitués à imaginer des sociétés": "Isaac Asimov disait que ce sont les seuls à se soucier des réponses de l'être humain aux progrès de la science et de la technologie. Ils arrivent à passer le mur de l'imaginaire. Si je vous demande de quoi le futur sera fait, j'ai toujours les mêmes réponses: l'intelligence artificielle et les voitures volantes."
A ce jeu, la Red Team parvient à aller bien au-delà. L'un des scénarios de la saison 0, publiée en décembre 2020, imagine ainsi qu'à la suite de différentes migrations climatiques, plusieurs bidonvilles flottants apparaîtraient. Ils se regrouperaient afin de former la "P-Nation", une nation pirate flottante. Puis, ils se structureraient, menant des attaques pour survivre. "Ici, le scénario pose la question de comment sécuriser nos actifs, notamment en Guyane", décrit Emmanuel Chiva.
Anticiper les menaces du futur
Le 7 juillet dernier, le saison 1 a été publiée avec quatre nouveaux scénarios, dont deux sont accessibles au public. La Red Team est allée encore plus loin comme dans le scénario "Mort culturelle". "Il imagine une société où 90% de la population est abonnée à des 'bulles communautaires' qui fait que chacun a sa propre réalité en fonction de ses convictions, de ses opinions et de ses intérêts. Vous êtes un vegan, par exemple, et quand vous vous promenez dans la rue, vous ne voyez plus de viande sur les étals des commerces."
Et de poursuivre: "On ajoute à ce scénario une situation dans laquelle vous avez une ville qui connaît une crue centennale et une attaque bioterroriste, qui nécessite une intervention militaire pour exfiltrer nos ressortissants. Comme chacun vit dans sa propre réalité, on peut d'abord manipuler cette réalité, puis la perception des soldats français peut être tout à fait négative."
Emmanuel Chiva explique ainsi que ce qui intéresse la Red Team, "ce n'est pas d'imaginer les armements du futurs, mais une société future qui va générer des menaces auxquelles ils conviendraient dès aujourd'hui de se préparer".
Recrutement très strict
L'idée de la Red Team a germé dans l'esprit d'Emmanuel Chiva au détour d'un salon de science-fiction à Nantes. La ministre des Armées Florence Parly a rapidement été séduite et à l'été 2019, l'équipe voyait le jour. Et un budget équivalent à 3,2 millions de francs pour 4 saisons a été dégagé.
Sous la houlette de l'Université Paris Sciences et Lettres et d'un conseil scientifique, il a ensuite fallu recruter les dix auteurs, illustrateurs et créateurs de science-fiction parmi 1200 candidatures reçues, dont seule la moitié était exploitable en raison notamment des contraintes fixées par l'armée.
Il y avait un petit critère à satisfaire: les personnes qui rejoignaient la Red Team devaient pouvoir être habilitées au niveau 'confidentiel défense'
"Il y avait un petit critère à satisfaire: les personnes qui rejoignaient la Red Team devaient pouvoir être habilitées au niveau 'confidentiel défense', puisque nous souhaitions leur communiquer un certain nombre d'informations et que les travaux réalisés sont classifiés", explique-t-il.
Des règles qui ne visent qu'un seul objectif: ne pas exposer les pistes d'intérêts et les vulnérabilités de la France, et ne pas inspirer ses adversaires. "Un auteur de science-fiction de nationalité russe vivant à Moscou avait beaucoup moins de chance d'être retenu qu'un auteur de nationalité française", indique Emmanuel Chiva.
Les membres de la Red Team ont ainsi été soumis à une enquête poussée de la Direction du renseignement et de la sécurité de la défense, avant de commencer à se réunir environ une fois par mois.
Concept déjà utilisé par l'armée américaine
L'idée n'est pas vraiment nouvelle. En effet, l'armée américaine fait appel depuis les années 1950 à des auteurs de science-fiction, mais pour des missions très ponctuelles. Un projet aussi conséquent que celui de la Red Team sur quatre années, avec une si grande liberté de travail, est donc inédit.
Nous avons un espace de réflexion, de projection et d'analyse du monde assez rare
Cela explique l'engouement des auteurs ou des illustrateurs pour ce projet. "Au départ, cela m'a troublé. Mais j'y ai vu une formidable machine à réfléchir. Je suis entouré de gens de talent, de scientifiques et d'experts de l'armée. Nous avons un espace de réflexion, de projection et d'analyse du monde assez rare. C'est une formidable façon de me bousculer", témoigne le dessinateur et scénographe belge François Schuiten, auteur des "Cités obscures".
Le programme suscite déjà beaucoup d'intérêt de la part des autres ministères (agriculture, écologie, transports ou encore celui de la santé) qui demandent à consulter les scénarios.
Sujet radio: Foued Boukari
Adaptation web: Valentin Jordil
La Suisse s'y met aussi
L'Agence de l'innovation de la défense française, qui est à l'origine du projet de la Red Team (lire ci-dessus) collabore également avec Armasuisse, l'Office fédéral de l'armement.
En 2020, ils ont, par exemple, publié le "Soldat du futur", un livre illustré de 40 néologismes futuristes sur le fantassin augmenté et les armes qu'il aura à sa disposition.