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"Le Liban a vécu dans le déni" jusqu'à la double explosion du port

Géopolitis : Liban, l’État en faillite [AP Photo - Hassan Ammar]
Liban, l’État en faillite / Geopolitis / 25 min. / le 24 octobre 2021
C’était l’un des pays les plus riches et les plus prospères du monde méditerranéen. Confronté à une spirale sans fin de tragédies, la petite Suisse du Moyen-Orient connaît l’une des pires crises économiques et politiques de son histoire.

4 août 2020: il était 18h06 quand une double explosion dévaste la capitale du Liban. A l'origine de l'explosion dévastatrice, une énorme quantité de nitrate d'ammonium, 750 tonnes, stockées dans la zone portuaire depuis six ans "sans mesures de précaution", de l'aveu même du Premier ministre démissionnaire Hassan Diab. Le bilan est tragique: 214 victimes, plus de 6000 blessés et 300'000 personnes sans logement. Une épreuve de plus pour le Liban. Peut-être celle de trop pour un pays déjà à l’agonie et en proie à une crise sociale et économique profonde.

L’explosion a été le point culminant, elle a mis à plat tout ce qui restait encore debout.

Charif Majdalani

La crise couvait depuis plusieurs années dans ce Liban libéral, dynamique et prospère. Place financière de première importance, ce petit pays, où coexistent dix-huit confessions religieuses, avait pu surmonter habilement une terrible guerre civile (1975-1990) et s’était même affirmé comme une destination touristique très prisée par les Européens. C’était compter sans la crise syrienne – le pays a accueilli jusqu’à 4 millions de réfugiés – et des décennies de mauvaise gouvernance politique.

"On a l'impression que la crise a commencé avec l’explosion du 4 août 2020. L'explosion a caché tout le reste, mais la crise économique, politique et sociale avait commencé un an avant. L’explosion a été le point culminant. D'un seul coup, on a eu l'impression qu'elle avait mis à plat tout ce qui restait encore debout", analyse l’écrivain libanais Charif Majdalani, recteur de la Faculté des lettres françaises à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, invité de l'émission Géopolitis. Le président français Emmanuel Macron, accouru au chevet du Liban juste après l'explosion, évoque "la métaphore de la crise contemporaine du Liban, comme le résultat de ce à quoi peut conduire quelque chose dont on ne s’occupe pas, un endroit dont on ne s’occupe plus".

La nostalgie d’une prospérité révolue

Bien avant la tragique explosion du port de Beyrouth, le pays était au bord de l’asphyxie. Le coût de l’alimentation est devenu inaccessible pour de nombreux Libanais, confrontés à une hausse vertigineuse des prix. Le Liban importe 80% de ses aliments et sa balance commerciale est dans le rouge. Le pays est aujourd’hui au bord de la faillite. Un coup de frein brutal à des années de prospérité et d’insouciance.

"Les Libanais ont vécu dans l'opulence et dans la joie de vivre pendant des décennies. Avec une qualité de vie qui était vraiment extraordinaire, pour la plupart des gens, même pour les classes les plus modestes", raconte Charif Majdalani. "On avait une façon de vivre qui était meilleure que dans d'autres pays. Mais nous vivions comme au pied d’un volcan. On l’entendait gronder, mais on était dans le déni. On n’a pas accepté de voir la catastrophe arriver", s’indigne l’auteur libanais qui dénonce la corruption et l’irresponsabilité de plusieurs décennies de dirigeants politiques.

Blackout et pénuries alimentaires

Confronté à la pénurie de fioul qui alimente ses générateurs électriques, Beyrouth, une fois la nuit tombée, est parfois plongée de longues heures dans le noir et l’obscurité. Le marasme économique frappe tous les secteurs d’activité, comme la restauration et l’hôtellerie. Deux secteurs d'importance, frappés par une chute vertigineuse de leur fréquentation. La crise sanitaire du Covid-19 n’y est pas étrangère. La pandémie a fait des ravages au Liban: difficulté d’accès au vaccin, des structures hospitalières saturées et manquant de lits, d’assistance respiratoire et de médicaments. Faire le plein à Beyrouth relève aussi de l’exploit. Il faut prendre son mal en patience, avec jusqu’à cinq heures d’attente.

La population est désespérée et ne décolère pas contre les autorités. "On pense que 40 milliards de dollars destinés à améliorer notre réseau électrique ont disparu. Ce qui fait du secteur de l'électricité le symbole par excellence de la corruption, de la mauvaise gestion et de l'incompétence", s’insurge Charif Majdalani. L'écrivain dénonce un pays miné par une oligarchie politique, très influente, corrompue et clientéliste: "le système politique est constitué par une oligarchie de 6 ou 7 personnes qui tiennent l'État et qui ont offert les principaux postes à leurs proches. (...) Il devient extrêmement difficile de changer les choses, parce qu'on ne déracine pas un chêne gigantesque dont les racines sont très profondes avec des moyens qui pourraient être équivalents à un canif."

La nomination d’un nouveau gouvernement, après 13 mois de paralysie politique, n’a pas calmé la colère des Libanais. "Il n'y a strictement rien à attendre d'un gouvernement qui est le produit de la caste politique qui a conduit au désastre", relève Charif Majdalani.

Le Liban, théâtre de lutte d’influence

En pleine urgence humanitaire, l’Iran, l'Arabie saoudite et les États-Unis se sont engagés dans une lutte d’influence. Une lutte dont tire surtout profit le Hezbollah, l’Iran et le régime de Bachar al-Assad, devenu incontournable dans la sortie de crise énergétique du Liban. Le fioul iranien a été acheminé depuis la République islamique par bateau jusqu’en Syrie, puis par la route, pour atteindre le Liban. Joe Biden, le président américain, a promis 100 millions d’aide humanitaire supplémentaires au Liban. La population doit sa survie à l’aide internationale et au soutien de la diaspora.

Face à ce chaos, beaucoup de Libanais succombent à la tentation de l’exil pour fuir un pays frappé par une succession de tragédies sans fin. Des centaines de familles sont parties pour Chypre. D’autres rêvent d'aller en Europe. "Il y a énormément de gens qui partent, à contre cœur. Ils sont obligés de partir. Ils n'ont plus de travail, ils n'ont plus d'argent", explique Charif Majdalani. "Ils tournent le dos à ce qu'ils estiment être désormais une situation devenue invivable." Le Liban retient son souffle, vivant avec le spectre d’une nouvelle guerre civile. Le 14 octobre, des affrontements ont fait six morts lors d’une manifestation du Hezbollah et du mouvement politique Amal, pour dénoncer le juge menant l’enquête sur l’explosion du port de Beyrouth.

Olivier Kohler

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