Les trois alliés anglophones ont officialisé cet automne leur nouvelle alliance, sous l'acronyme AUKUS, un vaste partenariat de défense et de sécurité. En guise de cadeau de mariage, l'Australie pourra renouveler sa flotte de sous-marins vieillissante, en acquérant huit sous-marins d’attaque à propulsion nucléaire. Privilège d’ordinaire réservé aux nations qui détiennent l’arme atomique.
Dans ce jeu des alliances, la France a été mise sur la touche. En préférant l’offre américaine, l’Australie a annulé son contrat conclu en 2016 avec Naval Group, qui portait sur l’acquisition de douze sous-marins diesel, pour un total de 56 milliards d’euros. Ce revirement a provoqué une crise diplomatique d'une ampleur inédite entre la France et les Etats-Unis, poussant Emmanuel Macron à rappeler ses ambassadeurs de Canberra et Washington. Le président américain Joe Biden a tenté de rassurer son allié historique en marge du dernier G20.
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"D'un point de vue géostratégique et militaire, les sous-marins à propulsion nucléaire sont beaucoup plus efficaces que les sous-marins diesel. Ils sont plus silencieux, plus rapides, et ont une autonomie opérationnelle beaucoup plus longue," rappelle dans Géopolitis Lionel Fatton, spécialiste de la région Asie-Pacifique et professeur assistant à la Webster University de Genève. "Mais pour l'Australie, c'est un coup de poker stratégique", poursuit-il, "parce qu'elle a fait le choix de lier sa sécurité nationale aux Etats-Unis pour des décennies. En d'autres termes, dans un Indo-Pacifique qui se polarise, elle a décidé de s'ancrer aux Etats-Unis."
Pékin dans le viseur
Vu d’Australie, la Chine est devenue un voisin de plus en plus menaçant. Pékin multiplie les sanctions économiques depuis que Canberra a interdit au géant technologique chinois Huawei de déployer son réseau 5G dans le pays. Et plus encore depuis que le Premier ministre australien Scott Morrison a appelé à une enquête internationale sur l’origine du Covid-19.
Un autre enjeu se joue autour des îles du Pacifique. A quelques centaines de kilomètres des côtes australiennes, Pékin y étend son influence. Vanuatu, les îles Fidji, les îles Salomon, Samoa, Tonga et la Papouasie Nouvelle-Guinée sont déjà des partenaires économiques privilégiés de la Chine. L'Australie craint le même scénario en Nouvelle-Calédonie. Le territoire français vote pour la troisième fois sur son indépendance à la fin de l'année.
Face à la montée en puissance de la Chine, Canberra tient désormais une place plus centrale, dans la stratégie claire de Washington de renforcer ses positions dans la zone indo-pacifique. Dans la foulée du pacte AUKUS, le président Biden a aussi ravivé fin septembre une alliance endormie, le Quad, avec l'Inde, le Japon et toujours l’Australie. Avec ses alliés anglophones, les Etats-Unis peuvent aussi compter sur les "Five Eyes", un ancien partenariat de renseignement datant de la Seconde Guerre mondiale.
Région sous haute tension
Les incursions d’avions de chasse chinois dans la zone d’identification aérienne de Taïwan ont atteint cette année un niveau record. Pékin reste plus que jamais déterminé à ramener la province dans son giron. Le Parti communiste considère Taïwan comme un territoire rebelle et revendique son autorité sur l’île, au nom du principe d'"une seule Chine".
Les Etats-Unis reconnaissent depuis 1979 la Chine communiste, au détriment de Taïwan. Mais les Américains apportent un soutien militaire à l'île démocratique pour sa défense. Joe Biden a d'ailleurs réaffirmé ce soutien fin octobre, en se disant prêt à défendre Taïwan en cas d'invasion. Les états-majors de l'île, eux, se préparent déjà à la guerre et s'attendent même à un conflit direct avec la Chine d'ici 2025.
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Selon Lionel Fatton, si AUKUS n'augmente pas directement le risque de confrontation entre Washington et Pékin, "cela peut très clairement augmenter les tensions sud-nord, entre la Chine et l'Australie, si la Chine décide de punir Taïwan pour s'être trop approchée des États-Unis".
Course aux armements
La région Asie-Pacifique est aujourd’hui la zone la plus militarisée du monde. L’an dernier, les dépenses militaires de la région n’ont jamais été aussi élevées et totalisaient près de 500 milliards de dollars, selon l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI).
A elle seule, la Chine accapare plus de la moitié de cette somme. En 10 ans, ses dépenses militaires ont été multipliées par deux. Selon le Financial Times, Pékin aurait même testé cet été le lancement d’un missile hypersonique, engin quasi indétectable.
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Au niveau mondial, les dépenses en armements ont atteint un nouveau record en 2020, avec 1981 milliards de dollars au total. Toujours en tête, les Etats-Unis, avec 778 milliards de dollars, soit 3,7% de son PIB.
Mélanie Ohayon
Entre Pékin et Washington, "une 3ème voie européenne"
Fragilisée par ses dissensions internes, l'Union européenne peut-elle encore peser dans la zone indo-pacifique entre les deux premières puissances mondiales?
Lionel Fatton estime que la désunion européenne "n'est pas forcément néfaste, puisqu'elle amène au consensus, et force l'Union européenne à avoir une position nuancée à l'heure où le système international se polarise entre la Chine et les États-Unis et que les arguments sont de plus en plus manichéens."
Ces spécificités européennes offrent un avantage non-négligeable en Indo-Pacifique selon lui, montrant "une 3ème voie" alternative dans la rivalité sino-américaine: "Les pays d'Asie du Sud-Est n'ont ni envie de se confronter à la Chine ni envie de se mettre du côté des Etats-Unis. Le Japon aussi, dit-il, est dans une position ambivalente. Et puis l’Inde, même si le pays fait partie du Quad, n'a pas envie de devoir choisir entre Washington et Pékin. (...) L'Europe peut fournir un appui à ces pays-là."