"On était comme des balles avec lesquelles jouaient les passeurs", témoigne un migrant bloqué entre Pologne et Biélorussie
Au printemps dernier, en réponse aux sanctions européennes prises à l'encontre de la Biélorussie, le président Alexandre Loukachenko encourage les réfugiés à rejoindre son pays sans demander de visa, pour les inciter ensuite à entrer en Europe. Il espère ainsi déstabiliser l'Union européenne.
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Les réfugiés pris au piège dans cette immense forêt entre la Biélorussie et la Pologne sont irakiens, syriens, afghans ou encore yéménites. Les ONG n'ont pas accès au site et les exilés y sont laissés sans aide.
Une longue errance et de la violence
Le 15 octobre dernier, trois réfugiés syriens joints par des correspondants de la RTS quittaient leurs pays. Un passeur leur avait promis de les faire entrer en Europe en échange de 5300 dollars, mais ils se sont retrouvés bloqués entre les soldats biélorusses et l'armée polonaise. Au total, ils sont restés 18 jours dans la forêt.
"Nous étions censés nous rendre en Biélorussie avec un billet d'avion et un visa régulier pour traverser la frontière, puis la Pologne avec une voiture jusqu'en Allemagne", raconte Abdallah, l'un des réfugiés. Une fois sur place, le passeur ne répond plus au téléphone. Les hommes trouvent le contact d'une autre personne qui les guide jusqu'à la frontière polonaise et les laisse dans une forêt.
Au bout de deux jours, on n'avait plus de quoi manger et rien à boire. Nos vêtements étaient déchirés. On se cachait
"Au bout de deux jours, on n'avait plus de quoi manger et rien à boire. Nos vêtements étaient déchirés. On se cachait", témoigne son ami Mazen. "On était comme des balles avec lesquelles jouaient les passeurs. Chacun nous donnait une stratégie différente. On marchait près de 40 kilomètres par jour pour aller d'un point à l'autre."
Après plusieurs jours, les trois Syriens vont également faire face à la violence des soldats biélorusses, qui les arrêtent, leur confisquent leurs téléphones et les frappent, avant de les conduire dans un camp improvisé au milieu de nulle part. Personne ne vient leur donner à manger, il n'y a pas de tentes et ils sont juste parqués au même endroit avec d'autres réfugiés. Une nuit, ils seront finalement ramenés à la frontière par l'armée biélorusse pour les forcer à rejoindre la Pologne. Les trois amis sont embarqués dans un camion avec d'autres réfugiés, notamment des familles avec parfois des enfants en bas âge.
Un vif traumatisme
De l'autre côté, aux portes de l'UE, les autorités polonaises ont déployé près de 6000 soldats pour repousser les groupes de réfugiés. Après avoir traversé une rivière gelée, "l'armée polonaise nous a arrêtés et a confisqué nos passeports, poursuit Mazen. On nous a demandé de faire marche arrière et on a cédé parce qu'ils nous menaçaient." Ces refoulements de réfugiés sont illégaux au regard du droit international, mais les autorités polonaises ont voté en urgence le 14 octobre dernier une loi pour le détourner.
Ramenés dans un autre camp, les réfugiés se retrouvent bloqués entre l'armée polonaise et les soldats biélorusses, livrés à eux-mêmes. La nuit, la température avoisine zéro degré. "On a bu l’eau des marécages. On mangeait de l’herbe, on n’avait rien d’autre", raconte encore Abdallah. Très affaiblis, les trois amis ont tout de même réussi à s'échapper de ce camp.
Le week-end dernier, les trois réfugiés syriens sont parvenus à quitter la Biélorussie. Traumatisés par ce qu'ils ont vécu, ils n'ont pas souhaité communiquer leur localisation, mais ils n'ont toujours pas pu rejoindre l'Europe. Il leur est également impossible de rentrer en Syrie, où ils seront arrêtés par le régime et incarcérés pour avoir fait défection.
Nouvel afflux à la frontière
Selon les derniers chiffres des autorités polonaises, une dizaine de personnes ont perdu la vie dans cette zone entre la Pologne et la Biélorussie. Pour Abdallah, le bilan est bien plus élevé et se monte à plusieurs dizaines de morts.
Les autorités polonaises ont par ailleurs averti lundi que des centaines de migrants se dirigeaient vers la frontière polonaise en provenance de Biélorussie. "Ils essaieront d'entrer en Pologne en masse", a tweeté un membre du gouvernement, précisant que le groupe est sous le contrôle strict de Bélarusses armés. "Ce sont eux qui décident de la direction que prend le groupe."
"La Biélorussie veut provoquer un incident majeur, de préférence avec des coups de feu et des victimes: selon les médias, ils préparent une grave provocation près de Kuźnica Białostocka, il y aura une tentative de franchissement de la frontière massif", a affirmé le vice-ministre polonais des Affaires étrangères à la radio polonaise.
Céline Martelet/Noé Pignède/Marcel Alin/iar avec afp
L'Otan dénonce l'attitude biélorusse
L'Otan a dénoncé lundi l'attitude de la Biélorussie avec les migrants: "L'utilisation des migrants par le régime comme tactique hybride est inacceptable", a estimé un responsable de l'organisation.
"Nous sommes préoccupés par la récente escalade à la frontière entre la Pologne et le Bélarus. Nous appelons le Bélarus à se conformer au droit international", ajoute-t-il.
Selon ce responsable, l'Otan va veiller à la sécurité de ses membres et son secrétaire général Jens Stoltenberg continuer de suivre de près la situation, "qui exerce une pression" sur trois pays alliés: Lituanie, Lettonie et Pologne.
L'UE accuse aussi Alexandre Loukachenko, qui le dément, d'avoir orchestré une vague de migrants et de réfugiés, venus principalement du Moyen-Orient, en représailles aux sanctions imposées par Bruxelles à la suite d'une répression brutale de son régime contre l'opposition.
Un jeu diplomatique mortifère
Pour Catherine Wihtol de Wenden, spécialiste des migrations et directrice de recherche au CNRS, ces réfugiés bloqués entre deux frontières "sont des otages d'une diplomatie des migrations peu honnête". La Biélorussie a "utilisé l'asile comme forme de pression", estime-t-elle.
Cette pratique diplomatique est toutefois relativement nouvelle, selon la spécialiste. "Il y avait d'autres formes plus monétaires, mais ce genre de défi humanitaire grave n'a jamais été, à ma connaissance, utilisé de cette manière."
Afin de résoudre le problème, l'UE doit prendre des "sanctions fortes" contre la Biélorussie, affirme Catherine Wihtol de Wenden. Les personnes réfugiées devraient également pouvoir être réinstallées dans d'autres pays européens.
>> L'interview complète de Catherine Wihtol de Wenden
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