Une élection capitale pour la transformation du Chili
Grand Format
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KEYSTONE - Esteban Felix / AP Photo
Introduction
Dimanche, 19 millions de Chiliennes et de Chiliens se rendent aux urnes pour élire celui ou celle qui succédera au très controversé président Sebastian Piñera. La population est également appelée à renouveler le Parlement et à désigner des représentants régionaux dans un scrutin aux enjeux fondamentaux. Immersion dans un pays secoué par une forte contestation sociale depuis deux ans.
Chapitre 1
Une présidentielle pour marquer le changement
RTS - Cédric Guigon
Dimanche 21 novembre marque la date de l'élection présidentielle au Chili, qui verra remplacer l'impopulaire président sortant Sebastian Piñera. Deux ans après, la capitale du pays porte encore les stigmates des manifestations massives réclamant un changement de système, qui avaient donné naissance à une assemblée chargée de rédiger la nouvelle Constitution. A Santiago, les murs sont couverts de tags et de slogans anti-gouvernement. Les visages de celles et ceux tombés face à la répression de la police ont également été dessinés. Actuellement, les manifestations se poursuivent, le plus souvent avec des affrontements violents entre la police, qui a durci le ton, et les plus radicaux des contestataires.
Le Chili joue son avenir sur cette élection. La ou le futur chef d'Etat aura pour tâche principale de mettre en oeuvre la nouvelle Constitution chilienne et tourner ou non la page du modèle néolibéral imposé par le dictateur Pinochet. Le pays peut ainsi devenir plus progressiste ou "retomber dans ses vieux travers", selon les dires de la gauche. La personne élue sera responsable de freiner ou embrasser pleinement le processus en cours et devra, par exemple, céder le pouvoir si la future Constitution venait à entériner un changement de régime politique.
Gabriel Boric, candidat de gauche modéré, est le grand favori de cette élection. Au Chili, il est la figure de l'anti-establishment et l'un des leaders du mouvement étudiant. Ecologiste et féministe convaincu, il veut s'attaquer aux grandes inégalités de ce pays. Le candidat représente le principal espoir d'une partie de la population qui réclame le changement, mais il ne fait pas l'unanimité, notamment auprès de la gauche radicale et de la droite. José Antonio Kast, candidat d'extrême droite qui rappelle Donald Trump ou Jaïr Bolsonaro, a créé la surprise dans la campagne présidentielle en montant dans les sondages. En trente ans, le Chili n'a jamais été autant polarisé. Le scrutin pourrait toutefois se jouer à trois ou quatre, avec deux candidats plus centristes et en retrait, qui pourraient bénéficier d'un vote "ni d'extrême gauche, ni d'extrême droite".
Chapitre 2
Le pouvoir aux jeunes?
AFP - Martin Bernetti
Dans la capitale chilienne Santiago, des manifestations ont lieu tous les vendredis et mobilisent d'importants dispositifs policiers. Les heurts sont fréquents et la police est accusée de violences envers les protestaires. Des camions à eau ont par exemple projeté de l'eau mélangée à des produits chimiques, causant des irritations et des brûlures sur certains contestataires. Des personnes ont également été tuées par la police. Les manifestants et manifestantes critiquent la réforme de la Constitution de 2020, qui, selon eux, ne va pas assez loin et a permis au président sortant Sebastian Piñera de rester en poste jusqu'à présent.
Ces mobilisations - constituées aujourd'hui des éléments les plus radicaux - font suite au soulèvement des lycéens et lycéennes débuté en octobre 2019, après une hausse du prix des tickets de métro. La mesure est vécue comme la goutte de trop pour la population chilienne, déjà marquée par les inégalités. Les jeunes vont alors bloquer les entrées de métros et des millions de personnes à travers le pays descendent dans la rue et réclament un réel changement. A Santiago, les manifestations réunissent jusqu'à un million de personnes. Une grève nationale est en outre organisée et le pays est bloqué. L'Etat d'urgence est décrété par le président Piñera et plusieurs personnes sont tuées lors d'affrontements avec une police militarisée.
Gabriel Boric, représentant de la coalition de gauche Frente Amplio (Front Large), mettra fin au soulèvement en signant un accord avec la droite pour une réforme totale de la Constitution. Aujourd'hui, il est le plus jeune prétendant à l'élection présidentielle de l'histoire chilienne. A 35 ans, ce candidat atypique, originaire de l'extrême sud du Chili, est favori dans les sondages. Il incarne une jeunesse cherchant à prendre le pouvoir pour changer la situation du pays, après trente ans d'immobilisme politique.
Gabriel Boric a su réunir la gauche la plus progressiste, mais est critiqué par les jeunes de la gauche radicale, qui le considèrent comme un traître pour avoir fait passer le soulèvement populaire de la rue à la scène politique, et pour avoir permis au président Sebastian Piñera de se maintenir au pouvoir. L'obtention d'un accord sur une réforme constitutionnelle est un argument fondamental dans le choix de vote, autant pour ses détracteurs que pour ses partisans. Si elle repousse la droite ou les plus radicaux, la nouvelle gauche modérée chilienne de Gabriel Boric attire les jeunes en politique. Il est décrit par ses soutiens comme quelqu'un de pragmatique, qui réclame le changement, mais qui rejette la violence.
"Il lit deux romans, au moins un recueil de poésie et un livre d'Histoire par mois, raconte son ami d'enfance Gonzalo Winter. Cela permet de comprendre sa capacité de pondération face à certaines situations. Quand un pays est sur le point de se soulever, il a toujours la capacité de ralentir la vitesse, pondérer la situation et chercher des accords." "L’obsession de Boric, c’est de transformer la rage et la passion de la rue en accords concrets, qui se réalisent et que l’on peut palper", poursuit Gonzalo Winter. Moustache et chemise ouverte sur un t-shirt, ce député, qui mobilise les troupes du jeune candidat, est aussi l'une des figures de la nouvelle génération. Ses idéaux, comme ceux de Gabriel Boric, reflètent les aspirations du progressisme ambiant au sein de la population plus jeune.
La tâche ne sera pourtant pas simple pour la coalition de gauche Frente Amplio. Depuis une dizaine d'années, le Chili connaît une chute de la participation. Le pays est également marqué par trente ans d'alternance entre centre gauche et centre droit, et apprécie la stabilité. Des signes alimentent toutefois l'espoir de bousculer la classe politique au pouvoir. La nouvelle maire de Santiago Iraci Hassler, élue à 31 ans, en est un exemple. Economiste de formation, elle incarne une génération écologiste, féministe et multiculturelle. Il s'agit de la deuxième femme, de la première communiste, mais aussi de la plus jeune à occuper cette fonction. "Je crois qu'en devenant maire, membre de l'assemblée constituante ou d'autres fonctions à responsabilité, nous montrons que nous pouvons le faire et que nous avons un rôle à jouer en tant que jeunes", estime Iraci Hassler.
"Nous n'avons pas à attendre cinquante ans de plus pour réaliser notre volonté de faire changer les choses. Nous pouvons y arriver en écoutant nos concitoyens, en s'inspirant de leurs expériences et en menant des projets qui mettent en valeur la jeunesse. Celle-ci peut assumer un rôle de leadership et, de mon point de vue, elle doit le faire avec un mélange de générations", ajoute-t-elle. Le changement que la jeune femme souhaite représenter est déjà visible. Quatre drapeaux sont accrochés devant la mairie de la capitale: celui du Chili et de la ville de Santiago, ainsi que le drapeau de la minorité Mapuche et la bannière arc-en-ciel représentant la communauté LGBT.
Au Chili, le Parti communiste fait peur, notamment pour la croissance économique du pays, marqué par les investissements étrangers. Il symbolise aussi les expropriations et les rationnements pour une partie de la population qui a vécu les années Allende. Sur ce point également, Iraci Hassler détonne. "Je crois que le partenariat public-privé est fondamental et j'espère que nous allons pouvoir davantage le développer, avec une perspective environnementale, une perspective de genre et un échange technologique", relate la maire. L'essence de la génération qui cherche à bousculer le pouvoir chilien est progressiste, idéaliste, intellectuelle, mais résolument pragmatique. A l’aune de la présidentielle, le défi majeur pour ces jeunes politiciens et politiciennes reste cependant d'élargir leur base, d'éviter de reproduire un discours élitaire et d'être en phase avec la volonté du peuple.
D'origine argovienne du côté de son père, Iraci Hassler s'inspire du monde qui l'entoure. "La démocratie participative de la Suisse est un exemple des mécanismes dont on commence à parler au Chili et qui devraient être inscrits, selon moi, dans la nouvelle Constitution." Sa carrière politique est issue de son implication dans les mouvements estudiantins de 2011. Bien qu'elle se situe plus à gauche que lui, elle participe activement à la candidature de Gabriel Boric à la présidentielle.
Chapitre 3
La montée surprise de l'extrême droite
AFP - Martin Bernetti
Après le Brésil, le Chili pourrait-il élire un président populiste d'extrême droite? A quelques jours de la présidentielle, plusieurs médias donnaient gagnant le candidat José Antonio Kast. Ce politicien de la droite ultraconservatrice capitalise sur les seniors et les jeunes opposés aux mouvements sociaux. Avec le slogan "Atrévete" ("Ose"), le candidat d'extrême droite séduit même dans le milieu estudiantin. "Je vais voter pour Kast, c'est sûr. Je crois que si Augusto Pinochet était vivant, il pousserait à voter pour lui", affirme un étudiant. "Je sens que le pays a besoin d'ordre", ajoute une de ses camarades, qui a passé plusieurs années aux Etats-Unis. José Antonio Kast est d'ailleurs souvent comparé à Donald Trump. "Il est plus catholique. Mais oui, économiquement et politiquement, je suis en accord avec Trump et Kast", poursuit l'étudiante.
L'Eglise est l'électorat cible du candidat chilien, qui représente un contrepoids aux violences et aux manifestations se poursuivant dans la capitale chaque vendredi. "Si la liberté de l’être humain, c'est de brûler des Eglises, de fracasser des ponts ou des métros, on ne peut pas le tolérer. Et Kast ne permettra pas ça", estime un de ses partisans. Le candidat conforte aussi les valeurs conservatrices sur la famille d'une partie de la population qui refuse de laisser le pays aux mains des progressistes. "Je crois à la vie dès la conception et je crois que le mariage, c'est entre un homme et une femme", avance une mère de famille.
Jusqu'à il y a peu, l'électorat de José Antonio Kast se cantonnait à quelques banlieues riches et conservatrices. Pour la majorité de celles et ceux qui ont soutenu le soulèvement populaire, le candidat d'extrême droite est un nazi "opposé à tout" et notamment aux droits des femmes, de la communauté LGBT et à l'avortement. Il milite aussi dans son programme pour une sortie de l'ONU. Néanmoins, face à la crainte d'un changement trop brusque, le nationalisme conservateur fait désormais recette même au centre de la capitale Santiago. La proposition du candidat pour protéger le pays de l'immigration illégale grâce à la construction d'un fossé à la frontière fait mouche.
Le Chili fait en effet face à une vague importante de migrants et migrantes venus du Venezuela et d'Haïti. "Il y a des groupes qui organisent le trafic de personnes et les poussent à traverser le désert au nord. Malheureusement, une douzaine de personnes sont mortes en essayant de rejoindre le Chili, c'est très grave", relate Cristián Araya, candidat au Congrès et porte-parole de José Antonio Kast sur les questions sécuritaires. S'il est difficile de prédire son score à l'élection présidentielle, l'extrême droite s'est bel et bien à nouveau invitée dans le débat politique chilien, trente ans après la dictature.
Chapitre 4
Du Chili à la Suisse, des liens historiques
KEYSTONE - STR
La diaspora chilienne représente environ 1,5 million de personnes à travers le monde, soit plus de 7% de la population totale du Chili. Fin 2020, on dénombrait en Suisse plus de 5500 membres de cette communauté d'exilés, transformée en communauté de résidents. Après le coup d'Etat du dictateur Augusto Pinochet en 1973, de nombreux Chiliens et Chiliennes ont fui le pays et sont notamment arrivés sur le territoire helvétique. A l'inverse, le Chili a également été une terre d'accueil au 19e siècle pour les émigrés suisses. Actuellement dans le pays, beaucoup de personnes portent un nom à consonance helvétique, tel que "Frei" ou "Schweizer". Certaines d'entre elles ont même gardé un passeport à la croix rouge, ce qui a facilité leur entrée en Suisse au moment d'émigrer.
Le scrutin de la présidentielle de dimanche est donc particulièrement important pour cette diaspora, qui est autorisée à voter à des élections pour la deuxième fois seulement, après la présidentielle de 2017 remportée par le conservateur Sebastian Piñera. Un premier pas hautement symbolique, bien que seuls 11% des Chiliens et Chiliennes de l'étranger se soient exprimés dans les urnes.
En Suisse, la mobilisation chilienne se situe plutôt à gauche et cela s'est confirmé dans les primaires cette année. Le 18 octobre dernier, les deux ans des mouvements sociaux au Chili étaient célébrés partout dans le monde, dont en Suisse, à Genève, en soutien à celles et ceux qui réclament un réel changement. "Enfin, les gens commencent à comprendre. Aujourd'hui, il y a beaucoup de gens au Chili qui réalisent ce qui s'est produit pendant ces quarante ans", dit Rosa, une manifestante chilienne ayant quitté son pays peu après le coup d'Etat de Pinochet. Selon elle, il n'y a "qu'une seule possibilité" pour l'élection à venir, même si elle n'est "pas totalement convaincue": voter pour le candidat de la gauche modérée Gabriel Boric.
"C'est une gauche timide. D'ailleurs les gens n'y croient pas, c'est ça qui est triste. Les gens sont sortis dans la rue pour voir un changement. Mais qu'est-ce qu'on a vu? Jusqu'à maintenant la police opère avec violence et dans une impunité totale", regrette quant à elle l'activiste et Suissesse d'origine Mapuche Wara, qui ne croit pas à l'espoir incarné par Boric. Ce n'est pas le cas de Walter Vogel, un binational suisse-chilien qui a passé 22 ans en Suisse avant de retourner dans son pays natal. Désormais installé à Santiago, il dirige une section régionale du Parti communiste. Il voit en Gabriel Boric le candidat qu'il faut au Chili. "C'est une nouvelle force composée d'une jeunesse qui n'a pas vécu la dictature et qui, on pourrait dire, ne connaît pas la peur. Je pense que Gabriel Boric est de ces gens-là."
Comme en Suisse, cet avis n'est pas partagé par l'ensemble de la population chilienne. Certains craignent une élection de la gauche. "Les gens ne veulent pas de quelqu'un de l'extrême droite ou l'extrême gauche. On veut quelqu'un qui soit plutôt au milieu, mais il n'y en a pas", regrette Lucia Zabela, retraitée qui a vécu 40 ans en Suisse. "J'étais plutôt pour Kast, mais je me pose des questions", poursuit-elle, en affirmant que quel que soit son vote lors des élections, ce sera "tout sauf le communisme".
Après 30 ans de stabilité dans le pays, l'enjeu majeur de la présidentielle pour cette catégorie de la population est de "vivre tranquillement". Les facteurs qui influencent le vote des binationaux sont multiples. Leur choix dépend notamment de l'éducation politique familiale, mais il s'agit aussi d'une question générationnelle entre les jeunes et les seniors, qui ont davantage tendance à voter pour un retour de l'ordre et de la sécurité. L'Histoire marque ainsi le vote des Chiliens et des Chiliennes qui refusent les extrêmes et rejettent un communisme comme celui d'Allende ou un Etat militarisé à la Pinochet.
Après des années de stabilité, le ras-le-bol général concrétisé en soulèvement populaire en 2019 a finalement changé la donne et polarisé les fronts entre les personnes qui souhaitent un changement immédiat et celles qui misent sur du long terme et la stabilité d'inspiration helvétique. Tous les binationaux vont en outre mettre en avant dans leur vote ce que la Suisse leur a apporté: à droite, un pays sûr à l'économie florissante et à gauche, une éducation universelle et un filet social.
Chapitre 5
L'environnement, une des pommes de discorde
RTS - Cédric Guigon
L'une des principales pommes de discorde entre les deux candidats que tout oppose est l'environnement.
Témoin notamment l'immense projet hydroélectrique d'Alto Maipo, devenu le véritable symbole d'un conflit social, économique et environnemental.
Le Rio Maipo, des eaux brunâtres qui roulent depuis la cordillère des Andes, mais aussi une ressource en eau capitale pour le Chili.
Marcela Mella, une activiste pour l'environnement qui vit dans la vallée, rappelle que "80% de la population qui vit à Santiago du Chili, la capitale de mon pays, utilisent l'eau qui vient d'ici".
Elle explique que cette eau arrose 120'000 hectares de terrains agricoles. "L'eau de la vallée du Maipo est aussi un argument pour le commerce extérieur: le vin, les exportations de fruits, c'est la vallée qui produit la majorité de ces aliments. 42% de la population chilienne vit à Santiago. C'est pour ça que depuis 2007, nous insistons pour que ces lieux soient protégés par l'Etat."
Un projet qui va modifier l'aspect de toute la vallée
En 2009, l'Etat chilien a approuvé un projet d'infrastructures qui va tout remettre en question: Alto Maipo.
Lancé pour répondre aux besoins croissants en électricité de la capitale, Alto Maipo est dirigé par AES Gener, filiale chilienne d'AES Corporation, géant américain de la distribution d'énergie.
Le principe: deux centrales hydroélectriques dans la vallée, dont les turbines sont alimentées par la force du courant des trois affluents du Maipo. Des rivières qui prennent leur source là-haut, près des volcans.
"Une grande partie de l'eau qu'on voit maintenant sera canalisée et recouverte par les 70 km de tunnels du projet", explique Marcela Mella. "Tout l'écosystème qui va rester en dehors sera exposé aux températures ambiantes. Donc la température va monter, celle d'ici et celle de Santiago."
Une spécificité chilienne
D'autant que depuis 15 ans, Marcela Mella a vu baisser la quantité de neige plus haut sur les Andes. Ce qui va directement toucher le volume d'eau en aval. "Il n'y en aura plus! Parce que l'un des effets majeurs de l'urgence climatique au Chili, c'est la diminution de la quantité d'eau douce."
Conséquence: moins d'eau pour les habitants, et des centrales qui pourraient vite tourner au ralenti.
Mais il y a un autre problème, particulier au Chili, hérité de la constitution d'Augusto Pinochet: les sources d'eau sont privatisées, une exception dans le monde. "Chaque goutte d'eau de cette rivière a un propriétaire", souligne Marcela Mella. "Donc, selon la loi, la directrice d'Alto Maipo ne fait rien d'illégal parce qu'elle est propriétaire de l'eau."
Une rivière cachée depuis sept ans
Cette privatisation des sources a transformé un conflit environnemental en conflit social. Et pour le comprendre, il faut s'enfoncer dans la vallée et prendre de l'altitude, jusqu'à 1300 mètres, dans le village d'El Alfalfal, juste avant la turbine principale du projet.
Ici, la rivière est cachée depuis sept ans par un mur en bois de trois mètres, avec des fixations en béton. Derrière cette protection, une véritable "muraille", se trouve un bassin de compensation d'à peu près huit hectares, rempli d'eau.
Le village et ses deux cents habitants sont emmurés. Partout, le regard bute sur cette paroi. La place de jeux est vide, le terrain de sport est désert, l'école est abandonnée. Pourtant, quelque chose détonne dans ce coin si isolé: le gazon est tondu au millimètre et les petites maisons sont modernes et soignées.
"Le tableau était très beau"
Du bout des lèvres, une habitante accepte de répondre: "Ils nous ont aidés avec les choses ici. Ils ont refait les rues, et tout. Nous avons obtenu des fonds et nous avons pu construire une citerne. Et ils nous ont donné de l'argent pour rénover la salle des fêtes." "Eux", c'est la direction du projet Alto Maipo, propriétaire de l'eau."
"Le tableau qu'ils nous ont présenté était très beau, mais ils n'ont pas tenu leurs promesses", déplore cette habitante. "Le bassin devait faire 70 centimètres, mais jamais aussi haut. Donc ils nous ont menti."
Dans sa petite épicerie, la présidente du village, Victoria Ortega, se rappelle de la région avant le mur, et avant le projet: "C'était un village tranquille. Il y avait beaucoup moins de gens que maintenant. Enfin, il y avait beaucoup de monde, parce que maintenant qu'on s'approche de l'activation du projet, il ne reste plus personne. Mais voilà, et maintenant on attend avec impatience les droits de propriété qu'ils nous ont promis."
Un mur pour protéger contre le bruit
Car voilà ce qui s'est passé: en 2014, les autorités auraient imposé aux tenants du projet Alto Maipo un périmètre de protection contre le bruit et la pollution du chantier. C'est en tout cas l'argument de la société AES Gener pour construire ce mur.
Et pour éviter un conflit, l'entreprise aurait promis de l'emploi et compensé ce mur par toute une série de dons à la communauté locale.
L'activiste Marcela Mella n'y croit pas. "Ce mur, c'était le seul moyen pour éviter de devoir reloger toute cette communauté", estime-t-elle. "Ce qui aurait coûté très cher à la direction d'Alto Maipo. Donc ils ont choisi ce mur, qui viole clairement les droits humains de cette communauté. Et c'est ce que nous avons présenté à l'ONU, à Genève l'an dernier, devant le Comité des droits économiques, sociaux et culturels.
De retour à Santiago, la société AES Gener n'a pas souhaité nous répondre.
Un projet qui arrive dans l'arène politique
Mais le projet s'est invité dans l'arène politique: le candidat de la gauche, Gabriel Boric, soutient activement l'arrêt d'Alto Maipo et milite pour déprivatiser le droit à l'eau et mettre fin à l'extractivisme.
En face, c'est l'économie qui prend le pas. "Nous perdons beaucoup d'eau, au Chili. Et ce qu'il manque, c'est une politique d'investissements hydriques qui va au-delà de ce que fait le gouvernement", indique David Araya, porte-parole de José Antonio Kast, le candidat de l'extrême-droite.
"Il faut plus de barrages, c'est une nécessité, et il est évident que cela génère des résistances. Mais on ne peut pas se permettre de perdre de l'eau douce dans la mer parce qu'on manque d'investissements.
Chapitre 6
Une situation économique tendue
Keystone/AP Photo - Esteban Felix
Les indicateurs économiques semblent positifs: le Chili paraît traverser la pandémie sans dommages importants. Pourtant, tout n'est pas rose.
Carol Yanez organise une soupe populaire au carrefour des avenues Peru et San Cristobal. Elle a commencé la distribution gratuite de repas au début de la pandémie, et elle continue.
"Durant la pandémie, quand les gens ont perdu leur travail, c'était un public différent, occasionnel", se souvient-elle. "Aujourd'hui ce sont des familles qui viennent en permanence, des seniors, et des migrants qui sont nombreux, avec beaucoup d'enfants."
Comme Adriana qui vient tous les samedis: "Je n'ai pas assez d'argent. Je suis retraitée, avec la pension de base. Mais je dois payer le loyer, j'ai un cancer, de l'arthrose, je n'y arrive pas…" Elle touche l'équivalent de 180 francs par mois.
Les chiffres sont implacables: selon l'OCDE, le Chili devrait atteindre 12% de croissance, mais comme celle-ci s'accompagne d'une inflation à 6%, le prix des denrées grimpe et le pouvoir d'achat chute
Au marché, "les fruits, les légumes sont super chers", témoigne une passante: "un seul poivron coûte 1000 pesos", soit environ 1 franc 10. Tout est plus cher, "mais bon, on doit les acheter, il faut bien manger, mais le grand problème, c'est que les salaires ne bougent pas", ajoute une autre passante.
Une combinaison de facteurs en cause
"Il y a eu un moment où le kilo d'avocat a même dépassé les 6 francs", explique Marco Kremerman, économiste au sein de la fondation sol à Santiago. "Comme le salaire minimum est d'environ 290 francs par mois, on ne peut plus manger le soir un bout de pain avec un avocat, comme le font les Chiliens, ou alors c'est devenu un luxe!"
Plusieurs facteurs ont abouti à cette hausse des prix: "Il y a une combinaison entre le déséquilibre économique du pays, la sécheresse et la situation internationale qui a mis la pression, en augmentant les prix à l'importation de certains produits, avec des répercussions sur le reste."