Stephen Marche a publié le 4 janvier un nouveau livre, "The Next Civil War", paru uniquement en anglais pour l'instant. Pour le rédiger, il a interviewé des dizaines de personnes, membres du gouvernement, du Secret Service ou encore politologues, pour faire un état des divisions profondes qui déchirent les Etats-Unis.
Un an après le dramatique assaut du Capitole à Washington, sa conclusion est déstabilisante: la prochaine guerre civile a en fait déjà commencé, même si les Américains ne s'en rendent pas compte.
>> Lire aussi : Il y a un an, des partisans de Donald Trump semaient le chaos au Capitole
Tout un monde: Dans votre livre, vous estimez que la prochaine guerre civile a déjà commencé aux Etats-Unis. Mais comment est-il possible que les Américains ne s'en rendent pas compte?
Stephen Marche: Quand une guerre civile commence, c'est toujours difficile à voir. La première guerre civile en Amérique a commencé à Fort Sumter. A cette époque, personne n'était d'accord pour dire que c'était le début de la guerre civile. Jefferson Davis a dit que ce n'était probablement rien. Il était le leader des Confédérés.
L'un des indicateurs qu'on observe déjà aux Etats-Unis, aujourd'hui, c'est un énorme pic de violence politique à tous les niveaux.
L'un des indicateurs qu'on observe déjà aux Etats-Unis, aujourd'hui, c'est un énorme pic de violence politique à tous les niveaux: 30% des Américains pensent qu'il est justifié d'utiliser la violence contre leur propre gouvernement. Les actes de violence contre les membres du Congrès ont augmenté de 107% en 2021 par rapport à l'année précédente. (...)
Donc il n'y a pas de point d'entrée précis. La violence augmente. Elle est en route. Elle est naissante. Elle est en train de se produire.
Et qu'est-ce qui provoque cela?
Eh bien, c'est la grande question! Je donne plusieurs réponses dans mon livre. Je pense que les deux plus importantes sont que les Afro-Américains et les Latino-Américains s'élèvent en approchant de l'égalité. Les Etats-Unis deviendront un pays à minorité blanche en 2040, ce qui produit une réaction des élites privilégiées, des gens qui pensent qu'ils dirigent le pays.
C'est un processus que l'on peut observer partout dans le monde et qui mène à la guerre civile. On le voit bien en Inde, entre les hindous et les musulmans. Il est également bien établi en Afrique.
La Constitution américaine a 240 ans, mais elle est vénérée même par les révolutionnaires.
L'autre cause importante, selon moi, c'est que la Constitution américaine a 240 ans et qu'ils la vénèrent. Chaque personne à qui j'ai parlé, aussi révolutionnaire soit-elle, vénère cette Constitution. Et même si ce texte est brillant, il est ancien.
Que dire de Donald Trump? Est-ce que ce président est une cause ou un symptôme de la crise de la démocratie américaine?
Il est vraiment un symptôme! Chacun doit se rendre compte de la rage qu'il provoque chez les gens de gauche et de la peur qu'il suscite chez certains conservateurs.
Le problème, ce ne sont pas les gens au pouvoir, ce sont les structures du pouvoir. Et elles sont en train de pourrir sous leurs pieds.
Et puis il y a cette idée selon laquelle tout irait bien si Trump disparaissait. La question est plus large: certains espèrent que l'élection de républicains plus modérés ou de démocrates plus centristes permettrait au système politique de recommencer à fonctionner. Mais il ne s'agit pas de ça. Le problème, ce ne sont pas les gens au pouvoir, ce sont les structures du pouvoir. Et elles sont en train de pourrir sous leurs pieds.
Est-ce que ça veut dire que ce récit d'une Amérique unie est un mythe? Il est pourtant gravé sur le Capitole, à Washington: "E Pluribus Unum"... "de plusieurs, on fait un seul". C'est un mythe?
Tous les pays se basent sur des mythes. Le Canada vit par un mythe, la France vit par un mythe, la Suisse vit par un mythe et les États-Unis aussi. La question est de savoir si le mythe tient toujours.
Parce que l'Amérique, malgré tous ses défauts, a été le champion du monde de la différence. Ce pays est incroyablement divers. (...) Il y a cette fraîcheur et cette volonté d'être différent que l'on ne retrouve nulle part ailleurs dans le monde.
Le mythe de l'unité en Amérique est à bout de souffle. Il est peut-être déjà mort.
Ce qu'on observe dans les tragédies, c'est que la meilleure partie de vous-même vous détruit. Et la meilleure partie de l'Amérique, sa volonté de cultiver la différence finit par submerger sa capacité d'unité, et la solidarité s'érode.
Vous savez, les pays ne peuvent pas vivre sans ce mythe de solidarité. (...) Et le mythe de l'unité en Amérique est à bout de souffle. Il est peut-être déjà mort.
Est-ce qu'il y a quand même encore quelque chose qui tient les Américains ensemble?
Malheureusement, je pense que ce qui maintient l'unité des Américains en ce moment est leur Constitution, et elle est désuète. C'était un ouvrage de génie au 18ème siècle. Mais vous ne trouverez aucun autre pays dans le monde dans lequel un document du 18ème siècle domine ainsi les structures politiques et légales.
Vous ne trouverez aucun autre pays dans le monde dans lequel un document du 18ème siècle domine ainsi les structures politiques et légales.
Au Canada, notre Constitution date de 1982. Vous pouvez la lire. Elle a du sens pour un adulte contemporain.(...) Malheureusement, je pense que ce qui maintient l'unité de l'Amérique est cette Constitution défunte et pas grand-chose d'autre. Les divisions commencent vraiment à devenir dominantes maintenant.
Comment voyez-vous l'attaque du Capitole, à Washington, il y a un an? Est-ce que c'était un point de bascule, un autre symptôme ou un avertissement?
Ces scènes rappellent fortement les guerres civiles, non? Tout comme le 4 juillet de l'année précédente, quand des chars ont roulé dans les rues de Washington à la demande du président.
Ce sur quoi je travaille dans mon livre, ce sont les structures plus profondes. Ces événements pris séparément, bien qu'inévitables, sont causés par des choses sous-jacentes, que personne ne voit. Pour moi, l'attaque du Capitole a été une prise de conscience. Les insurgés sont là depuis longtemps et ils ont exposé là leur manière d'agir et leur opinion du gouvernement.
L'attaque du Capitole était juste une attaque de prédateurs. Ils s'étaient à peine armés correctement.
J'ai vraiment l'impression que c'était juste une attaque de prédateurs. Ils s'étaient à peine armés correctement. Vous savez, de nombreux néo-nazis et de nombreux militants de la droite dure aux États-Unis ont été retrouvés, dans le passé, en possession d'armes nucléaires de faible puissance. Quand ils voudront faire leur prochain coup, ce sera beaucoup plus gros et beaucoup plus destructeur.
Donc, il pourrait y avoir d'autres événements spectaculaires mais on est aussi dans un phénomène qui est plus progressif?
Je ne sais pas si c'est progressif. J'utilise l'expression de "système complexe en cascade". Cela veut dire que les différents facteurs se nourrissent les uns les autres dans une sorte de cercle vicieux.
Il ne s'agit pas d'un phénomène progressif, mais plutôt d'un ensemble de facteurs qui s'alimentent mutuellement et qui peuvent survenir très soudainement et créer d'énormes turbulences.
Il y a donc tout un tas de choses différentes qui arrivent en même temps: la montée de la droite dure, la délégitimation des institutions, la catastrophe environnementale qui touche la vie américaine contemporaine. Des villes entières sont régulièrement détruites et cela crée des réfugiés du changement climatique.
Tout cela génère plus de violence politique. (...) Ce que je veux dire, c'est qu'il ne s'agit pas d'un phénomène progressif, mais plutôt d'un ensemble de facteurs qui s'alimentent mutuellement et qui peuvent survenir très soudainement et créer d'énormes turbulences. C'est la raison pour laquelle l'inimaginable continue de se produire. Nous ne voyons jamais ce qui va arriver parce que les événements se nourrissent les uns les autres et ils peuvent se déclencher soudainement.
Quand on n'est plus d'accord, on se sépare. Est-ce que la sécession d'un Etat ou de plusieurs Etats, l'éclatement des Etats-Unis en différents pays, serait un moyen de résoudre le problème?
Je pense que ce serait l'un des meilleurs scénarios pour les États-Unis. Je sais que c'est très décourageant mais je crois vraiment qu'il y a plusieurs "pays" en un seul et cela n'a plus tellement de sens qu'ils soient ainsi rassemblés.
Cela dit, la réalité d'un éclatement des États-Unis est extrêmement difficile à envisager. La Constitution rend toute sécession presque impossible: selon l'article 14, c'est illégal. (...) Il faut que toutes les parties le veuillent, ce qui ne semble pas être le cas pour le moment.
Si la sécession n'est pas la solution parce qu'elle est techniquement très difficile à mettre en œuvre, comment tout cela va-t-il se terminer? Vous l'écrivez: "d'une manière ou d'une autre, les Etats-Unis arrivent à la fin". Cette question, selon vous, ne se pose pas. Mais alors, s'il n'y a plus d'espoir, comment cela va se terminer?
Ce que je crains, c'est effectivement une grande violence. Je pense que c'est le scénario le plus probable parce qu'il est déjà en train de se produire. Voilà quelle réponse le pays se donne au lieu de produire un discours sain sur ce qu'il veut faire.
Si les Américains décident un jour de trouver une solution à leur problème, ils le feront.
D'un autre côté, ce qui caractérise les Américains, c'est qu'ils forment le pays de la réinvention.(...) Ils n'ont pas arrêté de se réinventer.(...) S'ils décident un jour de trouver une solution à leur problème, ils le feront.
Maintenant, il faut beaucoup d'humilité, beaucoup de courage et beaucoup de clarté d'esprit pour en arriver là. Hélas, quand je regarde la classe politique américaine, en ce moment, les trois semblent faire défaut.(...)
Donc, quoi qu'il en soit, on aura des Etats-Unis très différents de ceux qu'on connaît aujourd'hui?
Il n'y a aucun doute là-dessus. Mais cela a toujours été vrai. L'Amérique se réinvente toujours. Les États-Unis des années 1960 ne ressemblaient pas à l'Amérique des années 1980 et cela continuera d'être vrai.
Cela dit, à l'heure actuelle, cinq des neuf juges de la Cour suprême ont été choisis par des présidents qui ont été élus sans la majorité populaire. Les Américains ordinaires n'ont donc pas vraiment de raison de considérer leur système juridique comme l'expression légitime de la volonté populaire.
Ce manque de légitimité institutionnelle est inévitable. On ne peut rien y faire, à part un changement radical qui ne semble pas se profiler. Donc oui, il ne fait aucun doute que la situation politique aux États-Unis dans 10 ans sera radicalement différente de celle d'aujourd'hui, et elle sera beaucoup moins démocratique.
Propos recueillis par Eric Guevara-Frey
Adaptation web: Eric Butticaz
L'état de la démocratie américaine est préoccupant
Vu d'Europe, un an après l'attaque du Capitole, on peut avoir l'impression que les choses se sont calmées aux Etats-Unis. Pourtant, les préoccupations sur l'état de la démocratie américaine sont de plus en plus vives.
Le 6 janvier, ce n'était pas uniquement la prise d'assaut du Capitole par des partisans de Trump, mais aussi le président non-réélu lui-même qui accusait la gauche radicale et les médias d'avoir volé l'élection lors d'un meeting à Washington, incitant ses ouailles à se battre comme jamais.
Pour John Carey, professeur de sciences politiques à l'université de Dartmouth et co-directeur du Bright Line Project, qui essaie de mesurer l'impact des violations des normes démocratiques sur l'opinion publique, "très vite, les politiciens, essentiellement républicains, ont regardé autour d'eux et ont compris qu'ils ne courraient aucun risque s'ils soutenaient, ou au moins s'ils ne s'opposaient pas aux événements du 6 janvier".
Un an plus tard, une très grande majorité des électeurs républicains continuent de croire que Joe Biden est un président illégitime, alors qu'il n'y a aucune preuve crédible de fraude massive en 2020.
Une grosse échéance électorale
Cette année auront lieu les élections législatives de mi-mandat dans lesquelles la totalité de la Chambre des représentants et un tiers du Sénat seront renouvelés. En 2024, ce sera l'élection présidentielle.
A tous les niveaux, de nombreux candidats républicains invoquent déjà le mythe de l'élection volée. Au moins quinze républicains tenant ce discours sont candidats à des postes de secrétaire d'Etat, soit de responsable des élections, aux Etats-Unis, selon la radio publique américaine. Tous ne seront peut-être pas élus, mais l'un des garde-fous l'année dernière, c'est que des secrétaires d'Etat républicains ont tenu tête à Donald Trump et ont refusé ses injonctions d'invalider des votes.
Une vague inédite de nouvelles lois électorales
Dans de nombreux Etats, de nouvelles lois électorales ont été votées. Certaines d'entre elles, soutenues par des majorités républicaines, vont très loin: dans l'Etat-clé de Pennsylvanie, on propose par exemple que le Parlement puisse tout simplement annuler les résultats du vote présidentiel.
Susan Stokes, qui dirige le centre de démocratie de Chicago et enseigne à l'université de la même ville, estime que même une vieille démocratie comme celle des Etats-Unis peut se défaire assez rapidement.
"Projetons-nous en 2024", propose-t-elle. "Si Donald Trump est le candidat républicain, s'il perd, les républicains ne vont pas croire que sa défaite était légitime. Et avec toutes ces nouvelles lois électorales, les démocrates ne vont pas accepter que leur candidat perde. Il y aura un manque de confiance global dans les institutions. Et c'est très dangereux."
Sondage après sondage, ces dernières semaines confirment que les Américains partagent son analyse: 62% pensent que le perdant de la prochaine élection recourra à la violence.