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La Catalogne réhabilite des centaines de "sorcières", un symbole pour des luttes contemporaines

Une sorcière dans une grotte. [Image d'illustration] [AP Photo - Matt Dunham]
Des milliers des "sorcières" innocentées en Ecosse et en Catalogne: Interview de Martine Ostorero / Forum / 6 min. / le 29 janvier 2022
Le Parlement de la Catalogne a décidé cette semaine de réhabiliter plusieurs centaines de femmes accusées de sorcellerie et victimes de persécution entre le 15e et le 18e siècle. Pour l'historienne Martine Ostorero, ces démarches mémorielles symboliques peuvent nous aider à identifier des mécaniques contemporaines de rumeurs et de discriminations.

"Nous avons récupéré récemment le nom de plus de 700 femmes qui, entre les 15e et 18e siècles, ont été jugées, torturées et exécutées", ont expliqué les groupes indépendantistes et de gauche à l'origine de cette résolution approuvée mercredi par une très large majorité au Parlement. Toutes ces femmes ont été "victimes d'une persécution misogyne", dénoncent-ils.

Ils réclament également que certains de ces noms puissent être donnés à des rues de certaines villes de la région, où la chasse aux sorcières a été particulièrement intense durant plusieurs siècles (voir encadré).

Cette résolution catalane survient deux semaines après une décision similaire en Écosse, qui a réhabilité près de 3000 personnes accusées de sorcellerie. Des femmes, pour la plupart.

Démarches politiques et esprit critique

"Il y a un vrai mouvement, on vit vraiment un regain d'intérêt pour le phénomène des chasses aux sorcières et la figure de la sorcière", confirme Martine Ostorero, professeure associée en histoire médiévale à la faculté de Lettres de l'Université de Lausanne, interrogée samedi dans Forum.

Cet intérêt est porté en grande partie par des mouvements féministes ou de gauche, "qui portent une grande attention à des questions de minorités ou d'intersectionnalité", précise-t-elle. "Il faut rappeler que les démarches de réhabilitation sont des actes éminemment politiques", poursuit cette spécialiste de l'histoire culturelle et religieuse et notamment de la répression de la sorcellerie.

Mais au-delà de leur aspect politique, ces démarches mémorielles permettent également de revenir sur certains aspects parfois méconnus de l'Histoire, et de fournir des outils pour mieux appréhender certains phénomènes contemporains.

La chercheuse identifie trois intérêts principaux. En premier lieu, un travail d'explication historique. "Cela permet de comprendre le phénomène de chasse aux sorcières dans toute sa complexité, et de casser certaines idées reçues", dit-elle.

Un outil face aux mécanismes de la rumeur

Une réhabilitation posthume sert aussi à rétablir l'honneur de personnes qui étaient totalement innocentes de ce dont on les accusait, souligne-t-elle. "Il faut bien rappeler qu'il s'agissait surtout de dénonciations fondées sur des rumeurs. Et ce mécanisme de la rumeur, il existe toujours", rappelle-t-elle.

Ces démarches mémorielles peuvent donc nous permettre d'être attentifs à des mécanismes d'exclusion ou de stigmatisation qui perdurent dans nos sociétés à l'encontre de certains groupes. "Ça nous invite aussi à rester critiques ou vigilants face aux effets néfastes des rumeurs qui se propagent, en interrogeant d'où elles viennent et comment elles se construisent", argue Martine Ostorero.

L'historienne y voit notamment un lien avec certaines thèses complotistes actuelles. "On sait que QAnon manipule en fait les mêmes éléments que les chasseurs de sorcières pour discréditer des adversaires, puisqu'ils parlent d'inceste, de cannibalisme ou de cérémonies occultes, qui étaient exactement les choses qu'on imputait aux personnes accusées de sorcellerie", précise-t-elle.

Figure aux multiples facettes

Interrogée sur les récupérations actuelles de la figure de la sorcière, Martine Ostorero déplore que "beaucoup d'amalgames" soient commis autour de celle-ci. Elle rappelle toutefois qu'il s'agit d'un emblème des mouvements féministes depuis les années 1970. Ainsi, parmi les premières revues féministes françaises, on trouve la revue littéraire et artistique "Sorcières", créée par l'écrivaine Xavière Gauthier en 1975 et parue jusqu'en 1982.

"C'est un peu comme si on puisait dans la violence des bûchers une espèce de force revendicatrice, transgressive, pour affirmer un contre-pouvoir de lutte contre les moyens de domination masculins", estime-t-elle.

"Ça, c'est la sorcière pour les féministes. Et puis en même temps, il y a d'autres figures qui sont plutôt employées par l'écoféminisme, dans la tradition de se rapprocher de la nature et de valoriser des vertus qui seraient féminines", détaille-t-elle. Or, selon la chercheuse, en essayant d'essentialiser ces vertus féminines, ce type de courants "ne servent pas complètement la cause de l'égalité des genres et de l'abolition des discriminations".

Quoi qu'il en soit, Martine Ostorero salue ces réflexions autour d'une "figure très complexe" qui peut ainsi être investie par différents mouvements. "Je trouve que c'est très intéressant à interroger", conclut-elle.

Propos recueillis par Tania Sazpinar

Texte web: Pierrik Jordan

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Région particulièrement meurtrie

Selon la revue de vulgarisation scientifique catalane Sàpiens, dont les enquêtes ont servi de base à cette résolution, la Catalogne a été l'une des premières régions d'Europe où ont eu lieu des actes anti-sorcellerie dès 1471. Elle est aussi considérée comme l'une des régions où ont eu lieu le plus d'exécutions de "sorcières".

Les morts de ces femmes, souvent des "marginales" dénoncées par leurs voisins, seront désormais analysées dans une perspective de genre, afin de sensibiliser la population à leur sort, comme c'est déjà le cas en Ecosse, en Suisse, en Norvège ou encore dans la région espagnole de Navarre, détaille le texte approuvé par le Parlement de la Catalogne.