Dans un Liban en plein chaos, ce sont plusieurs dizaines de jeunes de Tripoli, ville côtière du nord du pays, qui ont "disparu" ces derniers mois. D'après les services de sécurité libanais, ils seraient nombreux à avoir rejoint les rangs de Daesh en Irak et en Syrie. En janvier, l'armée irakienne a aussi rapporté que des Libanais avaient été tués dans ses frappes contre le groupe djihadiste.
A Tripoli, les familles désemparées cherchent à comprendre la raison de ces départs. Des observateurs expliquent ces embrigadements par la pauvreté extrême dans cette région alors que le pays tout entier fait face à une grave crise. Dans la ville, les promesses d'un djihad armé en Irak ou en Syrie avaient déjà attiré des jeunes ces dernières années, provoquant la détresse des familles.
Pour Sabah, qui témoigne mardi dans La Matinale, l'exclusion sociale a joué un rôle dans le départ de son fils Omar, mort en Irak avec l'EI. Celui-ci avait fait de la prison au Liban et, selon elle, il était stigmatisé. "Omar n'avait pas de travail fixe. Il avait perdu ses droits civils", dit-elle.
Moins de force d'attraction
Le groupe Etat islamique n'a plus la même capacité de recrutement qu'avant, explique Agnès Levallois, maîtresse de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique à Paris, interrogée dans l'émission Tout un monde.
"On voit qu'en raison de la situation catastrophique que connaît le Liban depuis deux ans, avec une crise économique, sociale, sanitaire et sécuritaire, l'EI arrive à recruter quelques jeunes. Ce qui montre que l'organisation a encore les moyens d'attirer des jeunes", explique la spécialiste du Moyen-Orient.
Toutefois, la situation est différente d'il y a quelques années et la portée de ce recrutement est désormais restreinte, notamment vis-à-vis de l'Europe. "C'est beaucoup plus difficile pour des jeunes de pays européens de rejoindre ces organisations radicales, puisque beaucoup de mesures ont été mises en place pour les en empêcher", explique Agnès Levallois.
D'autant que, depuis la perte du territoire sur lequel elle entendait instaurer son califat, l'organisation n'a plus la même force d'attraction pour faire venir beaucoup de djihadistes à travers le monde.
Retour dans l'actualité
Discret depuis la chute des villes de Mossoul et Raqa en 2017, l'EI est revenu dans l'actualité ces dernières semaines. Alors que le groupe djihadiste n'avait plus été en mesure de monter des attaques importantes dans sa région et encore moins dans les pays occidentaux, il a attaqué une prison dans le nord de la Syrie fin janvier, dans la région contrôlée par les Kurdes.
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Par ailleurs, début février, le chef du groupe djihadiste a été tué lors d'un assaut américain. Ces différents événements pourraient être perçus comme des signes annonciateurs d'un retour de la menace de Daesh.
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Mais pour Agnès Levallois, il faut rappeler que si on avait "un peu oublié" l''EI en Occident, "dans les pays concernés, il y a quand même eu régulièrement des opérations menées ces dernières années". Selon elle, il est difficile d'estimer précisément les effectifs en présence, puisque le groupe a été "largement éliminé" il y a quelques années. "Mais on sait que des poches de combattants restent présentes, réfugiées dans le désert irakien ou syrien."
Désormais, alors que l'objectif de contrôle d'un territoire a été mis de côté, "l'idée est de continuer d'exister sur un terrain qu'ils connaissent, sur le terrain syro-irakien", estime l'experte. Le groupe vise particulièrement la région du nord-est de la Syrie, dans laquelle l'armée de Bachar al-Assad n'exerce aucun contrôle.
L'enjeu des prisons kurdes
"Il faut savoir que dans les différentes prisons contrôlées par les Kurdes, il y a plus de 10'000 djihadistes et leurs familles. C'est extrêmement difficile pour les forces kurdes de contrôler l'ensemble de ces prisons, ce qui en fait un lieu assez facile finalement pour essayer de reconstituer des cellules de cette organisation et mener des opérations pour déstabiliser la région", juge encore Agnès Levallois, qui alerte sur la responsabilité de l'Occident.
"Les Kurdes n'ont évidemment pas les moyens de gérer ces prisons, ils demandent que les pays occidentaux rapatrient leurs djihadistes. Et en se détournant de cette question pour des raisons de politique intérieure - en France, on le voit bien dans le cadre actuel de la présidentielle, cette question est absolument taboue - il me semble que c'est une bombe à retardement qu'on laisse et que l'on risque de reprendre en pleine figure", prévient-elle.
"À mon avis, c'est une faute de la part des pays européens de ne pas vouloir traiter cette question, je le répète, pour des questions strictement de politique intérieure, puisque c'est une question qui est très sensible", estime-t-elle. En Suisse aussi, la question reste délicate dans le débat politique.
Toutefois, si l'objectif de l'EI est de relancer la dynamique qui a permis son essor au début des années 2010, "l'arsenal qui a été mis en place dans les pays occidentaux pour lutter contre ces réseaux rend les projets d'attentats beaucoup plus difficiles", explique-t-elle, tandis que la perte de ses principaux bastions a compliqué sa capacité à ordonner et organiser des opérations.
Enfin, l'organisation dispose de moins de ressources. De l'argent continue d'être donné par des riches familles ou hommes d'affaires et l'EI continue de se financer par le racket sur des populations locales et toutes sortes de trafics. "Mais les moyens sont moins importants, et donc les opérations menées doivent être moins coûteuses", conclut Agnès Levallois.
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Propos recueillis par Eric Guevara-Frey
Texte web: Pierrik Jordan/ls