Lorsqu'elle s'engage sous les drapeaux à 23 ans, sous son nom de naissance Bradley Edward Manning, elle n'est alors qu'une militaire parmi d'autres. Mais depuis, elle a découvert la réalité de la guerre lors de son engagement en Irak, et fait fuiter des milliers de documents confidentiels sur le site WikiLeaks pour révéler au monde l’horreur des civils tués par l’armée américaine et les photos insoutenables des détenus de la prison d'Abou Ghraib. Elle est ainsi devenue un symbole de la dénonciation des crimes de l’armée américaine.
Accusée d'espionnage et de vol de documents diplomatiques, elle écope de 35 ans de prison en 2013. Graciée par Barack Obama après sept ans de détention, elle retourne en prison en 2019 après avoir refusé de témoigner contre le fondateur de WikiLeaks, Julian Assange. Elle purge alors une seconde peine de prison d'une durée de dix mois. Considérée par beaucoup comme une héroïne de la liberté d'information, celle dont la statue trône depuis 2015 sur la place des Nations à Genève aux côtés de celles de Julian Assange et d'Edward Snowden est libre depuis 2020.
Interrogée jeudi soir sur les événements qui se jouent en Ukraine, la lanceuse d'alerte considère que la Russie "s'est gravement trompée" en décidant d'envahir l'Ukraine. Sur le plan tactique, dans un premier temps. "Son armée subit d'énormes dégâts, elle recourt à des tactiques un peu dépassées", estime-t-elle. Mais elle juge aussi qu'il s'agit d'une erreur géopolitique de s'opposer "à autant de parties".
La "légitimité morale" perdue de l'Occident
Pour autant, elle ne souscrit pas à l'idée d'un monde redevenu bipolaire, comme durant la Guerre froide. "Je pense que c'est beaucoup plus complexe que ça. La Russie a commencé à perdre de son influence et du pouvoir, et les Etats-Unis aussi, tandis que l'Europe et la Chine gagnent de l'importance sur la scène internationale. C'est une nouvelle ère, je pense que le monde est plus multipolaire, avec davantage d'acteurs et des pouvoirs régionaux. C'est une situation qui rappelle davantage la période d'avant la Seconde Guerre mondiale", analyse Chelsea Manning.
La guerre en Irak était injustifiable. Mais ça donne pas le droit à d'autres de commettre la même erreur.
Avec les différents conflits dans lesquels les puissances occidentales ont été engagées ces dernières décennies, en particulier la guerre d'Irak, peut-on considérer qu'elles aient perdu une partie de leur légitimité à donner des "leçons de morale" à la Russie?
"Les Etats-Unis et le Royaume-Uni ne sont peut-être pas dans la meilleure position pour donner des leçons" à la Russie, acquiesce Chelsea Manning. Toutefois, il faut être prudent dans les comparaisons, rappelle-t-elle. "La guerre en Irak était injustifiable, c'est certain. Mais cela ne permet pas à quelqu'un d'autre de commettre la même erreur."
L'importance de maîtriser l'information
L'Américaine collabore actuellement avec une start-up neuchâteloise qui veut "décentraliser la sécurité numérique avec plusieurs outils, pour avoir des communications sécurisées où que vous soyez dans le monde", explique-t-elle. "Dans le contexte actuel, ça serait très utile par exemple. Parce que des personnes en Russie pourraient partager et diffuser des informations au reste du monde, et nous pourrions faire parvenir des informations en Russie en dépit de la censure", détaille-t-elle.
Car la guerre se joue aussi en ligne. "Des campagnes de désinformation font rage. Il y a des attaques d'infrastructures dans le monde entier, des deux côtés d'ailleurs, et aussi venant d'autres acteurs. Mais il n'y a pas grand-chose de confirmé", dit-elle.
On sait que la Suisse est un paradis pour les banques. Elle peut être aussi un paradis pour l'information.
Et l'ancienne analyste militaire de rappeler l'importance de la protection de la vie privée. "Ces 10-15 dernières années, nous sommes inondés par trop d'informations. Nous avons un peu perdu le sens de nous-mêmes, notre santé mentale a souffert, notre bien-être général est un peu moins bon", observe-t-elle. "Pendant la pandémie, beaucoup de personnes se sont mises à utiliser des services numériques, en ligne, et on a vu que ça a eu un effet sur le moral des gens."
Dans ce contexte, la Suisse peut avoir un rôle à jouer, note Chelsea Manning. "La Suisse est bien placée pour être une sorte de lieu sûr pour l'information numérique. On sait que c'est un paradis pour les banques, et ça peut être un paradis pour l'information également, pour les technologies de protection de l'information."
>> Voir la version intégrale de l'interview:
Propos recueillis par Philippe Revaz
Texte web: Pierrik Jordan