L'option prise par le Kremlin témoigne de la détermination du gouvernement à étouffer toute voix dissonante sur le conflit ukrainien, quitte à couper l'internet russe du reste du monde. Le président Vladimir Poutine entend ainsi imposer son récit officiel sur l'invasion de l'Ukraine, présentée comme une opération limitée de maintien de la paix visant à protéger les Ukrainiens russophones de ce qu'il appelle un génocide.
"C'est de la censure de dernier recours. Les Russes sont si désespérés à ce stade qu'ils débranchent une plateforme au lieu de bloquer certaines pages comme ils le font d'habitude", a réagi Steven Feldstein, spécialiste du think tank Carnegie Endowment for International Peace.
>> La situation minute par minute en Ukraine : Moscou annonce un cessez-le-feu pour l'évacuation des civils de Marioupol
La Russie rejoint la Chine et la Corée du Nord
Le blocage de Facebook a été ordonné vendredi par le régulateur russe des médias, qui reproche au réseau social de bloquer en Europe des canaux proches du pouvoir, à l'instar de la chaîne RT et du site Sputnik. La Russie entre ainsi dans le club très restreint des pays interdisant le plus grand réseau social au monde, avec la Chine et la Corée du Nord.
>> Lire à ce sujet : L'Europe censure les médias prorusses, une décision controversée
Critiqué en Europe et aux Etats-Unis notamment parce qu'il ne lutterait pas assez contre la désinformation, le réseau social Facebook n'est fréquenté que par 7,5 millions de Russes (pour une population de 144 millions de personnes), selon eMarketer. Mais des Printemps arabes aux manifestations contre le racisme en 2020 aux Etats-Unis, elle a servi aux militants et ONG de nombreux pays à mobiliser autour de diverses causes politiques.
Elle joue aussi un rôle essentiel dans l'écosystème médiatique indépendant en Russie, souligne la juriste Natalia Krapiva, de l'ONG Access Now. "L'expression de personnalités critiques a lieu principalement sur les réseaux sociaux en Russie. Les contenus sur Facebook sont partagés via les messageries. C'est donc un coup dévastateur pour l'accès à l'information indépendante et pour la résistance à la guerre", déplore-t-elle.
"Il y a un risque que les gens ne puissent plus du tout connaître la vérité"
Comme d'autres experts, elle s'attend à des mesures similaires contre YouTube, par exemple, dont beaucoup de médias indépendants et d'opposants se servent pour diffuser leurs reportages et opinions. Le régulateur a d'ailleurs assuré qu'il commençait à restreindre l'accès à Twitter, dont le gouvernement ukrainien se sert avec succès auprès de l'Occident dans sa guerre de communication avec Moscou. "Il y a un risque que les gens ne puissent plus du tout connaître la vérité", s'inquiète Natalia Krapiva.
La télévision russe diffuse, selon elle, des mensonges incendiaires qui décrivant les Ukrainiens comme des ennemis fascistes menaçant la Russie. "Ils ne montrent pas les villes bombardées et ce qui arrive aux civils. Ils parlent de libérer de soi-disant résistants ukrainiens", raconte-t-elle.
>> Lire à ce sujet : Entre glorification et désinformation, la guerre en Ukraine est aussi communicationnelle
Journalistes indépendants menacés de prison
Vendredi, la Douma a validé une nouvelle loi punissant de jusqu'à quinze ans de prison la propagation d'informations visant à "discréditer" les forces militaires. Sa formulation très vague va donner aux autorités russes le pouvoir de réprimer sévèrement toute critique envers la guerre en Ukraine, alors que le conflit pourrait entrer dans les prochains jours dans une phase encore plus sanglante.
Le texte "semble écrit pour faire de chaque journaliste indépendant un criminel", s'est indigné le rédacteur en chef de l'agence Bloomberg John Micklethwait. Comme la radiotélévision britannique BBC et d'autres médias, il a annoncé suspendre le travail de ses journalistes en Russie. Quant aux médias locaux indépendants, la plupart ont décidé soit de se saborder, soit de ne plus couvrir la guerre en Ukraine.
"Poutine réduit tous ces gens au silence parce qu'il a peur. Il ne le ferait pas si tout allait bien", a commenté vendredi Michael McFaul, un ancien diplomate devenu professeur de sciences politiques à l'Université de Stanford. Malgré les entraves à la diffusion de l'information, des manifestations contre l'invasion ont eu lieu dans plusieurs villes russes et des milliers de personnes ont déjà été arrêtées.
>> Voir aussi : Qui est Poutine ? Pourquoi cette guerre ? Des documentaires pour mieux comprendre
agences/vic
Certains géants prennent les devants
Des géants des technologies comme Apple et Microsoft ont interrompu leurs ventes de produits en Russie. Vendredi, un fournisseur américain de services internet, Cogent Communications, a pour sa part annoncé avoir "mis fin" à ses contrats avec ses clients en Russie.
Si ces mesures sont saluées par plusieurs personnalités ukrainiennes, qui veulent que la Russie soit coupée de tout, de Netflix à Instagram, elles inquiètent aussi des experts comme Natalia Krapiva: "Déconnecter la Russie d'internet, c'est contre-productif pour la société civile qui essaie de se battre", fait-elle remarquer. "Poutine le fait déjà lui-même. Nous n'avons pas besoin de l'aider!"
>> Lire aussi : Les Gafam impliqués dans la guerre en Ukraine
Exode des médias étrangers
La Russie renforce aussi la censure et la pression sur les médias occidentaux, si bien que certains font désormais le choix de quitter la Russie. Samedi, les chaînes allemandes ARD et ZDF ont suspendu leur couverture depuis Moscou, tout comme la RAI italienne. Le groupe public Radio France a pour sa part indiqué attendre une expertise juridique pour décider de suspendre ou non la correspondance de ses journalistes en Russie. Mais le travail des médias devient de plus en plus difficile, voire presque impossible en Russie désormais.