Après 20 jours de guerre, pourquoi l'armée russe n'a toujours pas le contrôle du ciel en Ukraine?
Il est 05h30 du matin le 24 février 2022 (04h30 à Kiev et 03h30 en Suisse) quand Vladimir Poutine annonce lors d'un message télévisé le lancement d'une "opération spéciale" en Ukraine. Quelques minutes plus tard, une salve de missiles balistiques et de missiles de croisière s'abat sur de nombreux endroits d'Ukraine.
Comme attendu, l'armée russe concentre alors ses frappes sur des infrastructures militaires: des aérodromes, les système de défense anti-aérienne ou encore des systèmes de radars. L'intention est claire: remporter d'entrée de jeu ce que les militaires appellent "la suprématie aérienne", en d'autres termes le contrôle des airs, sans possibilité pour l'ennemi d'interférer efficacement. Une tactique éprouvée que les coalitions occidentales ou les Etats-Unis ont pratiquée à de multiples reprises dans leurs interventions post-Guerre froide.
Dans les heures qui suivent, des experts éminents, sans doute surpris par l'ampleur de l'offensive et au fait du rapport de force très défavorable à Kiev, jugent que Moscou a pris le contrôle des airs. "Les Ukrainiens sont dans une situation militaire impossible avec une maîtrise du ciel totale par les Russes", estime par exemple auprès de l'Agence France-Presse François Heisbourg, conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique, principal centre d'expertise français sur les questions de sécurité internationale et de défense.
Dans les faits pourtant, tout n'est pas si clair. Alors que la suite logique de l'attaque aurait dû voir une opération immédiate de grande échelle des forces aériennes russes, la plupart des 300 avions russes postés aux frontières ne décollent pas et une conclusion va s'imposer: la domination des airs n'est pas acquise.
Des premières frappes qui ont manqué de précision?
Alors que les troupes russes pénètrent sur le territoire ukrainien, peu de personnes sont en état d'évaluer l'efficacité des premières frappes. C'est dans les jours suivants que des éléments significatifs vont aider à mieux comprendre la situation.
Ainsi, l'aviation ukrainienne, qui aurait dû être détruite rapidement, est capable d'effectuer des sorties limitées dans les premiers jours avec à la clef quelques succès, comme l'interception et la destruction d'hélicoptères russes. Ces avions ukrainiens qui continuent à voler sont alors surtout un boost moral pour l'armée et pour les civils, qui permettra la glorification et la mythification de pilotes, comme dans le cas du "fantôme de Kiev", un pilote de MiG-29 qui aurait réussi à abattre six avions russes lors du premier jour de l'invasion. Une légende urbaine que rien ne vient pourtant confirmer.
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Une réalité est toutefois incontestable, l'Ukraine possède toujours des avions de chasse et des systèmes de défense anti-aérienne. Le 28 février, des officiels américains le confirmeront en affirmant que "de nombreuses défenses ukrainiennes restent intactes". Alors, comment l'expliquer?
Toujours couvertes du brouillard de la guerre, les informations sont sans surprise difficiles à récolter, mais certaines frappes auraient tout simplement manqué de précision, comme l'explique Joseph Dempsey, chercheur à l'International Institute for Strategic Studies (IISS), un institut britannique en relations internationales: "Certaines frappes semblaient dans certains cas potentiellement mal placées, comme le fait de frapper des avions en maintenance plutôt que des appareils opérationnels."
Plusieurs théories pourraient expliquer ce manque d'exactitude. Cela pourrait tout d'abord être dû à des lacunes des services de renseignement, qui n'auraient pas réussi à détecter avec précision les cibles à bombarder.
Un deuxième élément pourrait concerner la vétusté du matériel utilisé pour ce genre d'intervention, le principal missile anti-radar (Voir encadré pour définition) russe restant le Kh-58, un missile de l'ère soviétique loin des standards de la guerre moderne.
Enfin, la dispersion des systèmes de défense anti-aérienne en Ukraine aurait aussi pu entraver de manière efficace leur destruction. Ces théories ne s'excluent pas les unes des autres et c'est sans doute une combinaison de ces facteurs qui pourrait expliquer le manque de succès russe dans ces opérations.
Quoi qu'il en soit, les systèmes de défense anti-aérienne ukrainiens toujours actifs continuent à poser un problème de taille à l'aviation russe, 20 jours après le début de l'invasion.
L'aviation russe prise entre les feux de haute et de basse altitude
L'armée ukrainienne possède des systèmes de défense anti-aérienne sol-air S-300, un système mobile soviétique puis russe, qui se décompose en 4 véhicules: un véhicule radar longue portée, un véhicule de poste de commandement, un véhicule de radar d'engagement et un véhicule de lancement pour les missiles sol-air, qui doivent abattre l'avion ou le missile ennemi. Les forces ukrainiennes disposent par ailleurs également de systèmes anti-aérien Tor et Buk, également de fabrication soviétique.
L'avantage de ces systèmes anti-aériens est bien entendu leur mobilité. Au moment où ils activent leur radar pour viser une cible ennemi et l'abattre, ils deviennent repérables, mais ils peuvent ensuite rapidement couper leur radar et déplacer les véhicules afin d'éviter un tir de représailles, contrairement à des systèmes de défense fixes.
En Ukraine, ces systèmes de défense anti-aérienne, qu'on nomme dans le jargon militaire "des batteries de missiles sol-air", rendent l'espace aérien de haute altitude dangereux pour l'aviation russe. Pour éviter une frappe, les pilotes sont obligés de voler à plus basse altitude, en dessous des 15'000 pieds (4,5 kilomètres). Mais cela les expose à un autre danger, les systèmes portatifs de défense aérienne (MANPADS en anglais), soit des missiles sol-air légers, lancés par des soldats au sol, à l'épaule.
Ces missiles sol-air légers se montrent en effet d'une efficacité redoutable pour abattre les engins volant à basse altitude, qu'il s'agisse d'hélicoptères ou d'avions. Lors de l'invasion soviétique de l'Afghanistan, les moudjahidines, équipés par les Etats-Unis de tels missiles (les missiles stinger), parviendront ainsi à infliger de lourdes pertes à l'Armée rouge, ce qui précipitera sans doute son retrait du pays.
L'armée ukrainienne possède plusieurs de ces systèmes, comme les Stinger, de fabrication américaine, ou encore les PZR Grom et les Piorun, produits en Pologne. Les livraisons de ce type de matériel à Kiev continuent. Londres aurait ou devrait d'ailleurs prochainement fournir à l'Ukraine des "Starstreak", un système capable de tirer des missiles sol-air dépassant les Mach 3 et qui représenterait une montée en gamme significative.
On le comprend bien, la Russie est pour l'instant incapable d'avoir la maîtrise du ciel, principalement parce qu'elle est toujours à la merci des différentes défenses anti-aériennes ukrainiennes. Un officiel américain cité dans Defense One, un média spécialisé dans les questions de défense, confirmait d'ailleurs vendredi cette conclusion, en estimant que l'aviation russe effectuait environ 200 sorties par jour en lien avec l'intervention militaire en Ukraine, mais que beaucoup d'avions ne pénétraient tout simplement pas l'espace aérien ukrainien, préférant tirer des missiles longue portée depuis l'espace aérien russe.
Possible manque de munitions guidées
Mais les défenses anti-aériennes ukrainiennes ne semblent toutefois pas suffisantes pour expliquer la discrétion de l'aviation russe qui, de par son nombre, aurait pu submerger l'Ukraine.
Pour Justin Bronk, chercheur à l'IISS, les combats ont montré que Moscou avait très peu utilisé de munition à guidage de précision sur ses avions. Ces dernières permettent, comme leur nom l'indique, de larguer des bombes ou des missiles avec un système de guidage qui sert à frapper avec précision des cibles définies. Selon lui, cela validerait la théorie selon laquelle Moscou manque ici de stocks, un stock qui aurait également été passablement épuisé lors de l'intervention russe en Syrie.
Munie essentiellement de bombes non guidées, l'aviation russe aurait alors le choix entre voler à plus basse altitude et s'exposer aux missiles sol-air légers ou alors à haute altitude, en perdant grandement en précision et en risquant d'énormes dommages collatéraux. D'après Justin Bronk, le commandement attendrait le feu vert politique avant de se lancer dans une telle campagne aérienne.
D'autres experts comme Michael Kofman, spécialiste de la Russie, estiment par contre que la Russie garderait plutôt ce type de munitions en réserve, soit pour une intervention plus tardive dans cette guerre ou alors dans l'anticipation d'un plus grand conflit.
Coordination défaillante, manque d'entraînement
Dans un article publié quelques jours après l'ouverture du conflit, Justin Bronk juge par ailleurs que l'aviation russe aurait non seulement peur de voir des appareils abattus par la défense anti-aérienne ukrainienne mais aussi par ses propres missiles sol-air, basés en Russie.
Pour éviter des "tirs amis", il faut en effet une étroite collaboration interservice, une excellente communication et des formations régulières. D'après l'expert, la coordination russe s'étant révélée pour l'instant relativement médiocre, notamment dans la logistique, l'armée de l'air serait restée frileuse dans cette intervention, montrant même une "aversion au risque", selon des officiels américains.
Justin Bronk ajoute également que les pilotes russes ne disposeraient que d'une moyenne de 100 heures d'entraînement par an, contre 180 à 240 heures pour des pilotes américains ou britanniques, qui se plaignent déjà en jugeant cela insuffisant.
L'armée russe ayant passablement modernisé ses appareils au cours des dernières années, il juge que ces pilotes devraient donc avoir des difficultés à maîtriser tout le potentiel théorique de leurs avions. Le leadership serait alors hésitant à lancer des opérations aériennes de grande envergure, qui dévoileraient la différence entre les perceptions externes de l'aviation russe et la réalité de ses capacités opératives.
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Quels enseignements pour le conflit en cours ?
Jusqu'à présent, les défenses anti-aériennes ukrainiennes ont permis de contester à Moscou la maîtrise du ciel, mais celles-ci ne sont pas illimitées et les forces russes continuent à les détruire lorsqu'elles sont débusquées.
Lundi, un officiel du Pentagone dont les propos ont été rapportés par un journaliste du Washington Post estimait ainsi que "la Russie n'avait pas la supériorité aérienne sur TOUTE L'UKRAINE", signifiant ainsi que peu à peu l'espace aérien de certaines régions du pays venait à être sous contrôle.
Pour de nombreux experts, la priorité pour Kiev est donc de se faire livrer de nouveaux systèmes de défense anti-aérienne, pour continuer à menacer les chasseurs et bombardiers russes volant à haute altitude.
La livraison de nouveaux drones s'avère aussi nécessaire. Les Bayraktar TB2, produits par la Turquie, ont été l'un des grands succès de l'armée ukrainienne jusqu'à présent. De petite taille, légers, ces drones ont l'avantage d'avoir une signature radar faible. Volant à haute altitude, il sont également moins visibles. Ils ont ainsi pu échapper à de nombreuses reprises à la défense anti-aérienne russe et frapper des convois ou encore des postes de commandement.
A contrario, la livraison d'avions Mig-29, un temps proposée au sein de l'Otan par la Pologne mais refusée par les Etats-Unis, semble apparaître de plus en plus comme une mauvaise idée: cela comporterait un risque d'escalade avec Moscou et ces appareils deviendraient à leur tour une cible de choix, pour les différentes défenses anti-aériennes russes.
Tristan Hertig
Un missile anti-radar, qu'est-ce que c'est?
Un missile anti-radar est un missile qui a pour objectif d'identifier et de détruire toutes les cibles qui émettent une source d'émission radar.
Ainsi, il ne cherche pas uniquement à détruire les radars à proprement parler, mais bien les sources d'émissions, qui concernent aussi les batteries de missiles sol-air fixes ou mobiles, en d'autres termes les défenses aériennes de l'ennemi. Ces dernières, en cherchant des cibles dans le ciel, émettent des ondes et deviennent à leur tour une cible pour le missile anti-radar.
Employé principalement depuis des avions, mais également des bateaux, le missile anti-radar a donc avant tout pour but de sécuriser une zone avant que celle-ci soit bombardée par des missiles balistiques ou/et par l'aviation.