Selon le Conseil pour la science et la sécurité du Bulletin of the Atomic Scientists, qui évalue le risque nucléaire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le monde se situe désormais au niveau le plus élevé depuis le début de l'âge atomique
Fin février, le président russe Vladimir Poutine avait du reste dit qu'il mettait les forces de dissuasion de son armée en régime spécial d'alerte au combat.
La doctrine de la dissuasion nucléaire en question
Benoît Pelopidas est le fondateur du programme d'étude des savoirs nucléaires (Nuclear Knowledges) au Centre des relations internationales de Sciences Po (CERI) à Paris. Sur cette thématique, il s'agit du premier groupe universitaire français indépendant et transparent sur ses sources de financement.
Interviewé lundi dans l'émission Tout un monde de la RTS, Benoît Pelopidas remet notamment en question la croyance populaire dans la quasi-doctrine de la dissuasion nucléaire qui règne sur la géopolitique mondiale.
Parce que le risque nucléaire est inconcevable, on suppose que c'est impossible.
"Ces armes n'entrent plus dans notre quotidien", dit-il. "Depuis 1980, les essais nucléaires ne sont plus atmosphériques, ils ne sont plus visibles. Ce qu'on voit des réalités nucléaires, c'est éventuellement des parades militaires en Chine, en Russie ou en Corée du Nord. Mais on ne voit plus nécessairement le phénomène nucléaire." Cela produit en nous, souligne le chercheur, l'idée que "parce que c'est inconcevable, on suppose que c'est impossible".
Mais si nos sociétés vivent cette menace de guerre nucléaire avec un grand détachement, la guerre nucléaire demeure possible. C'est même la base de toute doctrine de dissuasion: pour qu'elle fonctionne, il faut qu'il y ait la possibilité d'employer ces armes.
Différencier dissuasion et dissuasion nucléaire
Cela dit, il faut déjà faire la différence entre dissuasion et dissuasion nucléaire, note Benoît Pelopidas. "On suppose que dissuasion veut dire dissuasion nucléaire, comme si les armes nucléaires avaient un monopole de l'effet dissuasif", constate ce spécialiste. "Mais si on entend par là que la menace de représailles nucléaires va nécessairement dissuader l'adversaire de commencer la guerre, l'histoire de l'âge nucléaire nous prouve que c'est faux. On a tout un tas d'Etats, notamment des Etats non dotés de l'arme nucléaire, qui ont entamé des guerres face à des Etats dotés de l'arme nucléaire."
C'était le cas avec la guerre de 1973 au Moyen-Orient, celle de la Chine contre le Vietnam en 1979 ou encore celle des Malouines en 1982.
La culture populaire et la fiction ne thématisent plus la possibilité de la grande catastrophe nucléaire.
Un autre élément qui expliquerait notre détachement face à une possible catastrophe nucléaire, selon le fondateur du programme d'étude des savoirs nucléaires du CERI, c'est qu'il est difficile de l'imaginer parce qu'elle n'a pas encore eu lieu. Hiroshima et Nagasaki, deux bombes qui ont explosé à trois jours d'intervalle, ne représentent pas ce qui pourrait se passer aujourd'hui. Tout irait beaucoup plus vite, désormais.
A l'époque, dit-il, "la fiction et la culture populaire nous ont aidés - nous citoyens, mais aussi les élites politiques - à dépasser cette incrédulité (…) et arriver à croire que la catastrophe nucléaire est possible".
Ce travail de la fiction a été régulièrement efficace des années 50 à la fin des années 80. Mais depuis les années 90, "la culture populaire et la fiction ne thématisent plus la possibilité de la grande catastrophe nucléaire, ou alors sur des modes qui minimisent les effets de cette catastrophe. Parfois même, elles représentent les armes nucléaires comme des instruments de salut irremplaçables".
La politique de dissuasion nucléaire est un pari sur la vulnérabilité de l'adversaire.
Et si l'on parle de vulnérabilité face aux systèmes d'armes nucléaires, c'est parce que le monde n'est pas à l'abri d'une erreur. Il faut d'abord se souvenir que la politique de dissuasion nucléaire est un pari sur la vulnérabilité, rappelle Benoît Pelopidas.
"On n'est plus en mesure de protéger les populations, mais on parie que la menace de riposte va effrayer l'adversaire, ce qui n'est pas acquis. Ensuite, on parie que cette peur va servir à devenir prudent, ce qui n'est pas acquis non plus. Et enfin, on parie qu'il n'y aura pas d'accident technologique dans l'arsenal de l'adversaire ou dans l'arsenal du pays concerné, ce qui pourrait fausser les relations."
Catastrophe évitée de justesse en 1961 aux Etats-Unis
Il faut aussi sortir de cette idée selon laquelle l'absence d'explosion non désirée jusqu'ici tient au fait que l'on a un parfait contrôle sur ce type d'armes. On n'est passé pas loin de la catastrophe en janvier 1961 à Goldsboro, en Caroline du Nord, à cause d'un accident d'avion, rappelle le chercheur.
"Suite à un ravitaillement en vol, un bombardier B-52 Stratofortress se disloque et deux bombes de 3,8 mégatonnes chacune - 250 fois Hiroshima - tombent et finalement n'explosent pas", raconte-t-il. "Si vous êtes de bonne humeur et très optimiste, vous allez dire que l'essentiel c'est qu'elles n'aient pas explosé. Mais ce qui nous sépare d'un monde dans lequel elles auraient explosé, c'est un interrupteur qui coûte 4 dollars et qui a effectivement empêché l'explosion".
Or, plusieurs autres interrupteurs placés sur ces systèmes d'armes ont dysfonctionné: "Ce qui est intéressant, c'est d'observer que - dans les archives des laboratoires Sandia [Sandia National Laboratories], on découvre que ce même interrupteur qui nous a sauvés à Goldsboro a défailli plus de vingt fois dans les années qui ont suivi".
Il faut désacraliser sans conventionnaliser les armes nucléaires.
Pour Benoît Pelopidas, l'important aujourd'hui est de porter dans le débat public toutes les questions, tous les enjeux, autour de l'arme nucléaire et de ses risques. Il ne s'agit pas de se passer de la dissuasion, mais d'axer la politique de sécurité sur la dissuasion nucléaire. Il faut accepter que cette politique soit un pari, fondé sur la vulnérabilité, la peur et la chance.
"Ce que j'ai écrit et ce que je dis souvent, c'est qu'il faut désacraliser sans conventionnaliser les armes nucléaires", poursuit-il. "Il ne faut certainement pas les conventionnaliser, il ne faut pas les considérer comme des armes comme les autres, mais bien préserver leur capacité de destruction sur la vie et sur les objets inanimés."
Mais en même temps, il faut les désacraliser, poursuit-il: "On doit être en mesure d'avoir un débat informé, clair et bien justifié sur le rôle que l'on entend allouer à ces systèmes d'armes dans une architecture de défense. Et ne pas leur prêter des propriétés dont on ne peut pas établir la véracité".
Il s'agit aussi de remettre au centre de la discussion la question de savoir quels systèmes d'armes sont nécessaires pour quelle politique de défense face à quel ennemi dans les cinquante prochaines années plutôt, que de supposer que les armes nucléaires sont la réponse.
Benoît Pelopidas est l'auteur de l'ouvrage "Repenser les choix nucléaires - La séduction de l'impossible", paru aux Presses de Sciences Po.
Blandine Levite/oang