Depuis l'entrée en guerre le 24 février dernier, le président Vladimir Poutine n'a eu de cesse de clamer que tout se passait conformément aux plans initiaux. "L'opération se déroule avec succès, en stricte conformité avec les plans préétablis", déclarait-il notamment mi-mars à la télévision russe.
L'opération se déroule avec succès, en stricte conformité avec les plans préétablis
Or, sur le terrain, la réalité semble tout autre. Après avoir échoué à remporter des gains rapides au début de l'invasion, l'armée russe bute sur une résistance ukrainienne inattendue qui complique la donne pour le maître du Kremlin, habitué à des succès militaires plus immédiats, comme l'annexion de la Crimée en 2014 ou l'intervention en Syrie une année plus tard.
Les hommes proches du Kremlin suivent généralement scrupuleusement la rhétorique propagandiste imprimée par le président Vladimir Poutine. Mais depuis le début des hostilités, certains d'entre eux ont lâché, souvent malgré eux, quelques indices confirmant cet enlisement des troupes russes.
Après trois semaines de combats, un média proche du Kremlin a ainsi créé la stupeur en publiant un article en ligne qui estimait, en s'appuyant sur un briefing du ministère de la Défense, les pertes militaires à près de 10'000 soldats. Une demi-heure plus tard, le chiffre avait été retiré au prétexte qu'il s'agissait d'un piratage du site.
Autre exemple, après presque un mois de guerre, l'intervention d'Igor Guirkine, ancien militaire et commandant de la direction générale des renseignements de l'Etat-Major des Forces armées russes, sur une chaîne de télévision russe: "L'opération spéciale dure depuis 29 jours et nous n'avons pas réalisé un seul de nos objectifs stratégiques. Mes pires craintes se sont réalisées. Nous nous impliquons dans une guerre longue, une guerre sanglante, une guerre très dangereuse." Peu de temps après, la séquence a également été effacée du site internet de la chaîne.
>> Voir l'interview en question de Igor Guirkine reprise dans l'émission française Quotidien (TMC):
Invité sur le plateau du 19h30 de la RTS le 22 mars dernier, l'ambassadeur russe auprès de l'ONU Gennady Gatilov a lui aussi donné une interview des plus confuses, admettant que l'opération en Ukraine prenait plus de temps que prévu. "Nous ne nous battons pas contre la population ukrainienne. Nous nous battons contre le néo-nazisme en Ukraine. Et d'ailleurs, c'est la raison pour laquelle cette opération prend tant de temps", avait-il lâché. Avant de reprendre, visiblement déstabilisé par la relance du journaliste Philippe Revaz: "Tout se passe comme nous l'avions prévu et selon les plans qui ont été approuvés par notre président."
"Une mise en scène totale"
Au delà des promesses qui ne sont pas tenues - comme celle de ne pas cibler les civils -, le Kremlin a aussi livré des discours qui se sont révélés parfois cacophoniques au sujet d'opérations militaires menées sur place, à l'exemple du bombardement, le 9 mars dernier, d'un établissement abritant un hôpital pédiatrique et une maternité à Marioupol, dans le sud-est du pays. Un événement qui a provoqué l'indignation en Occident.
Sommé de se justifier, le Kremlin a d'abord fait mine de ne pas savoir ce qu'il s'était exactement passé, indiquant qu'il allait interroger son armée. "Nous allons obligatoirement nous renseigner auprès de nos militaires, car nous, comme vous, n'avons pas une information claire sur ce qu'il s'est passé", avait indiqué au lendemain de l'attaque lors d'un briefing à la presse le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov.
Quelques heures plus tard, un autre homme du Kremlin, en l'occurrence le chef de la diplomatie russe Sergueï Lavrov, est intervenu pour tenter de justifier l'attaque. A l'issue de pourparlers avec son homologue ukrainien en Turquie, il assurait que le bâtiment servait de repaire à un bataillon nationaliste. "Cette maternité a été reprise depuis longtemps par le bataillon Azov et d'autres radicaux, et toutes les femmes en couche, toutes les infirmières et tout le personnel de soutien ont été mis à la porte", avait-il dit.
Cette maternité a été reprise depuis longtemps par le bataillon Azov et d'autres radicaux, et toutes les femmes en couches, toutes les infirmières et tout le personnel de soutien ont été mis à la porte
L'aviation russe n'a accompli aucune mission de destruction de cibles dans la région de Marioupol. La prétendue frappe aérienne [contre l'hôpital] est une mise en scène totale à des fins de provocation afin d'entretenir l'agitation antirusse du public occidental.
Mais deux jours plus tard, le Kremlin semble à nouveau changer de version par la voix du porte-parole du ministère de la Défense Igor Konachenkov, qualifiant désormais l'attaque de "mise en scène totale". "L'aviation russe n'a accompli aucune mission de destruction de cibles dans la région de Marioupol (...) la prétendue frappe aérienne est une mise en scène totale à des fins de provocation et pour entretenir l'agitation antirusse du public occidental", a-t-il affirmé.
Une blogueuse pour jouer le rôle de victimes
Pour appuyer ces propos, plusieurs ambassades russes dans le monde, dont celles du Royaume-Uni, vont même jusqu'à véhiculer l'information selon laquelle l'une des femmes enceintes ukrainiennes photographiées dans les décombres à Marioupol était en fait une blogueuse beauté s’étant fait passer pour une victime.
>> Capture d'écran du tweet de l'ambassade russe au Royaume-Uni qui a été effacé :Ces allégations ont rapidement été démenties. Il ne s'agissait pas d'une mise en scène. C'est effectivement Marianna Podgurskaya, une influenceuse originaire de Marioupol, sur la photo. Enceinte, elle était l'une des patientes de l'établissement victime du bombardement. Les tweets accusateurs ont été effacés par la plateforme.
"Brouillard de désinformation"
Au vu de ces flagrantes incohérences et autres contradictions de la propagande du Kremlin, comment se fait-il que la population russe soutienne encore son président Vladimir Poutine? Sa cote de popularité aurait même bondi depuis le début de la guerre. Selon une enquête publiée le 31 mars par l'institut russe indépendant Levada, 83% de la population russe approuveraient l'action du président.
Interrogée par France 24 le 22 février dernier, soit avant le début de l'invasion russe en Ukraine, Valentyna Shapovalova, spécialiste des médias et de la propagande russes à l’Université de Copenhague, donnait quelques éléments de réponse, évoquant les particularités de cette communication à gros sabots.
Pour elle, les contradictions, même grossières, ne seraient pas si graves que cela pour le gouvernement en place. Au contraire même, cette confusion apparente, d'ailleurs déjà observée lors de l'annexion de la Crimée en 2014, servirait les intérêts de Vladimir Poutine vis-à-vis du peuple russe.
"Le but est de créer tant de versions différentes, et parfois même contradictoires, [...] que plus personne ne peut vraiment distinguer le vrai du faux", explique-t-elle. Le Kremlin espère ainsi que, perdus dans ce que Valentyna Shapovalova appelle un "brouillard de désinformation", les Russes ne sachent plus vers quelle réalité se tourner et décident alors de se raccrocher à ce qui leur est familier: la voix du Kremlin.
Fabien Grenon
Propagande dénoncée, même en Russie
Depuis le déclenchement de l'invasion, plusieurs journalistes russes sont d'ailleurs sortis du bois pour tenter d'alerter leurs compatriotes sur les manipulations dont ils sont l'objet, mais qu'ils ne veulent pas ou ne peuvent pas voir.
L'exemple le plus marquant est probablement celui de Marina Ovsiannikova. Mi-mars, cette journaliste d'une chaîne de télévision publique russe avait fait irruption pendant un journal télévisé "pro-Kremlin", Perviy Kanal, brandissant une pancarte pour dénoncer la propagande autour de l'offensive en Ukraine. "Non à la guerre. Ne croyez pas la propagande. On vous ment, ici. Les Russes sont contre la guerre", était-il marqué.
Afin de censurer encore plus les personnes qui osent défier le Kremlin et sa communication, le Parlement russe a récemment adopté une loi sanctionnant de peines allant jusqu’à quinze ans de prison les journalistes, ou toute autre personne, qui diffuserait des informations visant à "discréditer" les forces armées russes.
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