Un lien à réinventer entre l'Europe et l'Afrique après le retrait de la France du Mali
Soixante ans après la décolonisation, force est de constater que les comptes de la colonisation n'ont pas tout à fait été soldés. L’indépendance des anciennes colonies date des années 1960: à l'échelle de la construction des Etats nations, ces pays sont donc encore très jeunes.
Interrogé dans l'émission Tout un monde, Gilles Yabi, analyste politique, économiste et fondateur du Think tank Wathi, explique que la France avait soigneusement organisé son départ pour ne pas perdre de son influence.
La France a mis en place un système lui permettant de garder une influence après les indépendances
"Dans beaucoup de cas, en partant, la France a aussi organisé sa présence. Cela est totalement documenté aujourd'hui (...), la manière dont la France a mis en place un système qui lui permettait de garder une influence forte sur les plans politique, militaire et économique après les indépendances", affirme-t-il.
La fin d'un cycle
Pour l'historien de la décolonisation et politologue camerounais Achille Mbembe, le départ de la France du Mali est une opportunité de repenser le rapport entre l'Europe et l'Afrique: "Le cycle historique de la Françafrique est arrivé à sa fin. Il faut passer à autre chose. Evidemment, une énorme pesanteur demeure, mais nous n'avons pas le choix. Il faudrait que le rapport entre l'Afrique et la France - ou même l'Europe - soit refondé", estime-t-il.
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Les Français ne vont néanmoins pas totalement se désengager, avec notamment des bases militaires toujours opérationnelle dans plusieurs pays de la région. L’Union européenne avait également prévu de continuer de former l'armée malienne, mais cela est remis en question avec la prise de pouvoir de la junte militaire. Selon Josep Borrell, à la tête de la politique étrangère européenne, la junte malienne n’a pas fourni les garanties nécessaires pour la poursuite de ces missions de formation, qui seront donc revues à la baisse.
"Il faut écouter les Africains"
Pour Achille Mbembé comme pour Gille Yabi, il faut des changements profonds sur la forme et sur le fond entre l’Afrique et l’Europe. Les nouvelles générations au pouvoir en Afrique sont mondialisées. Elles veulent diversifier leurs partenariats, tout en étant conscientes de leurs faiblesses et des rapports de force encore très inégaux.
Cela fait soixante ans que la grande majorité des Africains appelle à transformer la relation entre l'Europe et l'Afrique
"Il faut écouter les Africains. Cela fait soixante ans que la grande majorité des Africains appelle à transformer la relation, à construire ensemble, à se projeter ensemble. Il faut prendre au sérieux cet appel et changer de logiciel", tonne Achille Mbembé.
"Une manière de rééquilibrer les choses serait d'user de la diversité des partenaires. Mais il faut savoir quel est l'intérêt principal des pays africains, et c'est en fonction ces intérêts qu'il faut ajuster les termes par rapport à tous les autres partenaires présents", précise Gilles Yabi.
Lutte anti-djihadiste
L'expansion djihadiste au Mali et au Sahel est le sujet qui monopolise actuellement l'attention. On craint qu'il soit impossible pour des armées qu'on dit sous-équipées de résister aux combattants islamistes. Toutefois, le chercheur au centre d’analyse sur la gouvernance et la sécurité au Sahel Boubacar Bah estime que la donne est en train de changer.
"Je pense que le Mali a choisi une sorte de deal avec la population pour engager des pays pour se battre, avec toutes les difficultés que cela comporte avec l'aide de certains partenaires. Il va falloir imaginer des scénarios pour amorcer cette phase de lutte contre les groupes armés insurrectionnels au Mali et au Sahel."
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Les conséquences de la guerre en Ukraine
Le jeu des nouvelles alliances prend alors place, notamment avec la Russie et les mercenaires du groupe Wagner qui s’installent à la place laissée vacante par l’armée française. La guerre en Ukraine vient cependant enrayer la machine.
A l’assemblée générale de l’ONU, le Mali - tout comme le Sénégal, la Centrafrique ou l’Afrique du Sud - a opté pour une prudente neutralité. Le pays s’est abstenu lors du vote de la résolution condamnant l’agression russe, cela afin de ménager son nouveau partenaire
Entre Russie et Europe, les pays africains sont dans une position délicate. Ils pensaient s’affranchir de l’Europe, mais l’aide financière de l’Union est vitale pour leur développement, voire pour la survie de leur société.
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A l’heure où les prix des matières premières, de l’énergie et des céréales explosent, la guerre en Ukraine fragilise encore plus des populations africaines très démunies et vulnérables. Il faudra peut-être repenser le nouveau partenariat stratégique avec une Russie économiquement très affaiblie.
Sujet radio: Nicolas Vultier
Adaptation web: Antoine Schaub