A l'instar des Nations unies et de plusieurs pays occidentaux, le Canada a réclamé lundi une enquête de la Cour pénale internationale (CPI) sur les attaques à Boutcha et ailleurs en Ukraine. L'UE, elle, souhaite unir ses forces avec la CPI, qui enquête depuis le 3 mars sur des allégations de crimes de guerre en Ukraine. Certains Etats ont eux aussi lancé des enquêtes à l'échelon national.
Toutes devront établir les faits, les circonstances, des crimes commis de part et d'autre et la justice internationale déterminera les coupables. Mais de quoi parle-t-on précisément? Invitée mardi de l'émission Tout un monde de la RTS, Paola Gaeta, professeure de droit international au Graduate Institute (IHEID) à Genève, a précisé ce que recouvrent les différents termes utilisés.
>> Voir aussi l'interview d'Alain Werner, avocat et directeur de Civitas Maxima, dans le 19h30:
- Les crimes de guerre:
"Cela dépend des circonstances", souligne-t-elle d'emblée. "C'est un crime de guerre de tuer de manière expresse des civils, de les cibler et de les tuer de manière délibérée sans qu'ils ne représentent une menace militaire."
Ensuite, poursuit-elle, "il y a aussi la mort de civils pendant des attaques militaires visant des cibles militaires". Il faut alors savoir si la mort des civils est considérée comme proportionnée par rapport aux avantages militaires de l'attaque. "Si c'est le cas, on ne considère pas l'assassinat de civils comme des crimes de guerre."
- Les crimes contre l'humanité:
"Une autre catégorie de crimes qui peut décrire des atrocités de masse, ce sont les crimes contre l'humanité", ajoute Paola Gaeta. "Il s'agit de toute action contre la population civile de manière délibérée et très grave. Une attaque contre une population civile peut constituer un crime contre l'humanité."
- Le génocide:
Le président ukrainien et le Premier ministre espagnol, notamment, ont évoqué un possible génocide. "La définition du génocide est très précise", relève Paola Gaeta. "Il faut qu'il y ait toute une série d'actes, y compris d'assassinats, accomplis avec un but prédéterminé, à savoir la destruction d'un groupe national, religieux ou autre en tant que tel."
Mais, pour établir le génocide, précise Paola Gaeta, "il faut prouver qu'il y a cette intention génocidaire, c'est-à-dire la destruction d'un groupe". Il n'y a du reste eu que très peu de génocides reconnus légalement comme tels dans l'Histoire, et c'est parce que la définition est très restrictive.
"Il y a toute une série de considérations à faire", explique la professeure en droit international. "Parfois le mot 'génocide' est utilisé pour décrire des atrocités de masse, mais cela ne correspond pas forcément à la définition légale du génocide."
- Qui est responsable individuellement de tels crimes?
"C'est une question très difficile", reconnaît cette spécialiste de l'IHEID. "Si l'on parle de responsabilité pénale individuelle (…), il faut prouver la responsabilité directe [de la personne visée] ou une autre forme de responsabilité. Et la difficulté, parfois, est de lier ce qui est commis sur le champ de bataille avec les dirigeants politiques. Pour établir cela, il y a toute une série de difficultés (…), il faut prouver ces liens."
- Quelles procédures à disposition?
"Il n'y a pas seulement la Cour pénale internationale, qui a déjà commencé à enquêter", note la professeure. Il y a aussi la justice nationale: certains de ces crimes tombent sous le coup du principe de la justice universelle. "Il s'agit notamment de tout assassinat de civils innocents dans un territoire occupé, comme c'est peut-être le cas de Boutcha."
Et de tels crimes peuvent donc entraîner l'ouverture d'une enquête par un Etat. "Mais tout cela prend beaucoup de temps", souligne Paola Gaeta. "On va peut-être punir un crime, mais cela ne va pas empêcher ce qui se passe sur le champ de bataille."
Propos recueillis par Eric Guevara-Frey/oang
Martine Laroche-Joubert: "Par moments, j'ai l'impression d'être encore à Sarajevo"
La journaliste Martine Laroche-Joubert a travaillé sur de nombreux terrains de guerre pour la télévision française, et notamment il y a 30 ans à Sarajevo lors de la guerre de Bosnie. Invitée mardi de La Matinale de la RTS, elle a dit son sentiment face aux événements en Ukraine.
"Par moments, j'ai l'impression d'être replongée 30 ans en arrière", a-t-elle confié. "A l'époque, sur Sarajevo, il n'y avait ni missiles ni bombardements aériens mais des obus qui tombaient toutes les trente secondes. Et on voyait des gens morts ou blessés, rampant dans leur sang. Donc, par moments, j'ai l'impression d'être encore à Sarajevo".
Et déjà à l'époque, rappelle l'ancienne reporter de guerre, "on a commencé très tôt à parler de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité, et plus tard de génocide (…) Et il y a eu des condamnations pour ces trois chefs d'accusation".
Mais encore faut-il arriver au plus près de la vérité. "De chaque côté, dans une guerre, il y a de la propagande", rappelle-telle. "Il faut réussir à ne pas se laisser prendre, à approcher au plus près de la vérité, ce n'est pas toujours facile, on peut se tromper". Et il ne faut pas se laisser gagner par ses émotions, relève encore Martine Laroche-Joubert. "Il faut essayer toujours d'avoir du recul face à l'horreur".
Après plus de 30 ans de journalisme en tant que grand reporter, Martine Laroche-Joubert a publié ses mémoires, "Une femme au front" (Cherche Midi), en 2019.