"Je vous raconte tout, une fois pour toutes. Ce n'est pas à moi d'avoir honte." Durant près de trois heures, Ekatarina*, 38 ans, et sa fille de 13 ans ont raconté l'horreur qu'elles ont vécue durant l'occupation du village de Boutcha, dans la région de Kiev. Les soldats avaient quasiment élu domicile chez elles et ont transformé leur vie en enfer. "Il faut que le monde entier sache qui ils sont, et de quoi ils sont capables", affirme-t-elle au sujet de ceux qu'elle n'hésite pas à qualifier de "psychopathes".
Lors de l'invasion, cette mère vivait dans une petite maison de Boutcha avec sa fille et sa mère de 75 ans, trop âgée pour fuir. "La première fois qu'ils sont venus, il faisait jour. Ma voisine m’a fait un signe pour que je comprenne que je n’avais pas d’autre choix que de les laisser entrer. Ils pointaient leurs armes sur moi, ils tiraient en l’air, j'étais terrorisée", raconte-t-elle.
Viols répétés durant plus de deux semaines
C'est alors que le calvaire commence. "La nuit, ils sont revenus. Ils m’ont demandé de m'agenouiller, puis ils m’ont dit: ta fille est très belle. Je les ai suppliés de ne pas la toucher. Je leur ai dit: faites tout ce que vous voulez avec moi, mais ne la touchez pas. Ils m'ont forcée à leur faire des fellations. Ils défilaient à tour de rôle, ça n'en finissait pas."
La jeune femme va ainsi se faire violer plusieurs fois par jour durant deux semaines et demie, par des soldats qui venaient toujours en groupe. Sous les yeux de sa fille. "Ils me demandaient de regarder", témoigne cette dernière. "Pour que j’apprenne, ils disaient. Une nuit, ils sont venus à huit. Ils sont venus dans le lit et m'ont touchée. Finalement, ils sont allés vers ma mère et ils l'ont violée."
Durant ces jours interminables, Ekaterina se bat pour survivre tout en cherchant à protéger sa fille et ses voisins. "Je leur rappelais qu'ils avaient une famille, des enfants. Mais ça ne les calmait pas. Il était impossible de les contredire. Sinon ils tiraient en l'air. Ils menaçaient de détruire le quartier, de tuer tout le monde. Je savais qu'ils avaient déjà tué beaucoup de mes voisins et qu'ils pouvaient nous tuer à tout moment."
Les deux femmes racontent aussi les meurtres dont elles ont été témoin. "Ils nous ont montré leurs lunettes de vision nocturne. On a compris qu'ils voyaient exactement sur qui ils tiraient quand ils tuaient des civils", explique Ekaterina. Un jour, un militaire m'a montré une femme qu'il avait tuée, raconte la fille. "Je lui ai dit: vous avez vraiment fait ça? Et il m’a répondu: 'oui, j’aime tuer, ça m’excite'. Il avait 18 ans."
Des jeunes en provenance de régions reculées
Les deux femmes décrivent des militaires très jeunes, entre 18 et 25 ans, systématiquement ivres et "totalement imprévisibles", qui pillaient du hashish dans les maisons et tiraient sur le portail pour signaler leur arrivée. "J'ai vraiment eu le sentiment qu'on n’avait pas devant nous des soldats, mais des gens échappés de l'hôpital psychiatrique à qui on avait donné des armes et qu'on avait envoyé faire la guerre", se remémore la mère.
Selon ces témoignages, la plupart provenaient de régions intérieures et isolées de Russie, la Yakoutie notamment. Oulan Oude, Vladivostok,... Des zones reculées où la vie est terriblement dure. Pour la plupart, leur salaire équivalait à peine à 250 francs par mois.
"Ils pillaient tout. Pour eux, nos magasins, c’était le paradis. Ils mettaient des préservatifs qu'ils avaient volés dans les magasins. Je ne suis pas sûre qu'ils en avaient vus avant. Ils trouvaient cela incroyable. Je crois qu'ils ont choisi volontairement ces jeunes. Ils étaient épatés par tout, même par nos maisons", témoigne encore Ekaterina.
"Je n'ai pas honte"
Le courage de parler, la jeune femme le puise dans sa colère. Contre les Russes, mais aussi contre les autorités ukrainiennes et le maire de Boutcha. "Personne n'est venu me demander si j'avais besoin d’aide. Le maire, il a été le premier à déguerpir lorsque les Russes nous ont envahis. Et c'est le premier qui est revenu jouer les héros devant les caméras lorsqu'ils ont fui. Auparavant, je soutenais le président. Plus maintenant."
Aujourd'hui, certains hommes du quartier murmurent. Laissent parfois entendre qu'elle aurait peut-être pu éviter ce qui lui est arrivé. "Je n'ai pas honte de ce qui m’est arrivé. J’ai plus honte pour ceux qui ont fui en abandonnant leurs parents âgés derrière eux", réplique Ekaterina.
Des témoignages rares et précieux
À peine une dizaine de jours après sa libération, elle a pu enfin passer une expertise médicale et veut déposer plainte. C'est extrêmement rare: la plupart des femmes ne réussissent pas à dénoncer ce qu'elles ont enduré.
Sur place, une psychologue membre d'une cellule d'urgence commence à avoir une vue d'ensemble de la situation, et confirme qu'elle reçoit toujours plus de cas, notamment de viols d'une violence inouïe de mineurs, garçons et filles.
Certains sont encore hospitalisés à Kiev. "La plupart des femmes et des enfants qui ont subi ces viols ne parleront malheureusement jamais", estime la psychologue. Et parmi ses patientes, certaines parlent non pas de porter plainte, mais de suicide.
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Témoignages recueillis à Boutcha par Maurine Mercier
Traduction: Oksana Melnyk
Texte web: Pierrik Jordan
*Prénom d'emprunt