Parmi les diverses sanctions liées à l'invasion de l'Ukraine par la Russie, l'Union européenne (UE) a décidé début mars d'interdire temporairement la diffusion des médias pro-russes Sputnik et RT. Deux jours plus tard, la Douma - la chambre basse du Parlement russe - votait une loi criminalisant la diffusion de toute information jugée fausse par le Kremlin sur l'armée ou les événements d'Ukraine.
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Puis, le 14 mars, les réseaux sociaux du groupe Meta (Instagram, Facebook et Whatsapp) ont été interdits en Russie. Enfin, de nombreux médias russes indépendants ou étrangers ont été bloqués par le régulateur des télécommunications Roskomnadzor.
Dynamique accélérée
"La guerre a accentué des dynamiques qui étaient déjà à l'oeuvre depuis quelques années en Russie, notamment depuis les affaires liées à l'opposant Alexeï Navalny", estime Maxime Audinet, auteur d'un livre intitulé "Russia Today (RT): Un média d'influence au service de l'État russe", publié fin 2021.
"La loi votée par la Douma le 4 mars a achevé d'assécher et étouffer l'écosystème médiatique indépendant. Pourtant, celui-ci avait encore une audience très importante en Russie", poursuit le chercheur à l'Institut de Recherche Stratégique de l'Ecole Militaire en France (IRSEM).
Il cite notamment la radio Echo de Moscou, ou le média en ligne Novaïa Gazetta, dont le rédacteur Dmitri Mouratov a été co-lauréat du prix Nobel de la Paix en 2021. "Ces médias n'existent plus, ils ont cessé leur activité par peur de poursuites. Désormais le choix n'existe plus, il n'y a plus que des médias d'Etat."
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Différence de générations
Ce manque de diversité touche particulièrement l'ancienne génération. Car, en Russie, celle-ci s'informe dans son immense majorité via la télévision, explique Maxime Audinet. "Et si vous regardez les chaînes d'Etat en ce moment, vous avez un récit complètement alternatif. Les événements les plus gênants ou dramatiques sont complètement passés sous silence et, derrière, vous avez ce discours sur la 'dé-nazification' de l'Ukraine. C'est une manière de réactualiser le récit soviétique de la victoire contre le fascisme en 1945, qui est très parlant pour l'ancienne génération et qui est un gros vecteur de mobilisation patriotique."
Mais de leur côté, les jeunes Russes semblent chercher à s'informer différemment. À compter de la semaine après l'invasion du 24 février, il y a eu une augmentation de 2000% des téléchargements de VPN en Russie, souligne le spécialiste. "Les gens cherchent à contourner les restrictions. Pour la plupart, je pense que c'est surtout pour pouvoir continuer d'utiliser les réseaux sociaux du type Instagram. Mais beaucoup le font aussi pour continuer de consulter des médias comme Meduza, un média russophone indépendant basé dans les pays baltes et qui n'est plus accessible."
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D'autres vecteurs de propagande
À l'étranger, la Russie peut compter sur différents vecteurs pour diffuser son soft power ainsi que sa désinformation. Malgré l'interdiction en Europe et aux Etats-Unis de médias comme RT (voir encadré), Maxime Audinet rappelle que Moscou peut compter notamment sur une importante diplomatie culturelle, avec des centres culturels à l'étranger qui diffusent parfois "un discours idéologique très précis".
Mais le chercheur évoque aussi des actions plus confidentielles en ligne, telles que les "usines à trolls" qui ont déjà sévi ces dernières années lors de divers événements importants.
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"On peut imaginer que face à la disparition des médias russes officiels en Europe, on va voir s'intensifier dans les prochains mois des opérations informationnelles numériques, pour cibler les audiences occidentales qui n'ont plus accès" à ces discours pro-russes.
Propos recueillis par Antoine Droux
Texte web: Pierrik Jordan
De "Russia Today" à "RT", une chaîne qui pose question
En 2009, année marquée notamment par l'intervention de la Russie en Ossétie du Sud (Géorgie), la chaîne russe "Russia Today" change de nom au profit de ses simples initiales, "RT". Ce changement marque un virage complet de ligne éditoriale, explique Maxime Audinet.
"Au début, Russia Today était un instrument classique de soft power destiné à promouvoir la Russie à l'extérieur de ses frontières. À partir de 2008, RT a cherché à s'affirmer comme un média global 'alternatif'. Mais cette dimension alternative relève essentiellement de la posture, car leur ligne éditoriale a toujours été compatible avec la politique étrangère et le discours officiel de la Russie", détaille-t-il.
"Déstabiliser les sociétés occidentales"
Le spécialiste souligne les changements de ligne très forts entre, par exemple, une chaîne hispanophone de RT très à gauche, et les chaînes francophone et germanophone qui adoptent une ligne beaucoup plus souverainiste, majoritairement de droite ou d'extrême-droite. Autre exemple: durant la pandémie, la chaîne russophone a adopté un discours très clairement pro-vaccin, alors que les canaux en allemand ou en français défendaient une ligne beaucoup plus favorable au mouvement antivax.
"Cette contradiction est complètement incorporée dans la ligne éditoriale de RT, parce qu'elle peut servir différent objectifs en fonction des audiences ciblées, avec toujours un dénominateur commun: celui d'affaiblir les sociétés démocratiques occidentales et de remettre en cause les systèmes de la démocratie libérale."
Une interdiction aux conséquences ambiguës
Dès lors, l'interdiction pure et simple de RT en Europe, rendue possible par la guerre, était-elle une bonne décision ? "C'est complexe", répond Maxime Audinet. Les deux postures ont des arguments qui se valent. "D'une part, interdire un média dans une démocratie libérale, ce n'est jamais un geste anodin, même si le média est propagandiste. La propagande n'est pas illégale. Accepter les voix divergentes, c'est justement ce qui distingue un système pluraliste d'un système autoritaire."
Il note également de possibles "effets boomerang". "Si vous regardez ce qu'il s'est passé récemment au Mali, où les médias français RFi et France24 ont été interdits, on a bien vu que l'interdiction des médias russes dans l'UE a servi de caution pour balayer les critiques", rappelle-t-il.
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Mais d'autre part, la guerre crée un état d'exception. "Et suspendre ces médias, c'est aussi une manière - justifiée il me semble - d'affaiblir les capacités informationnelles de l'état agresseur et l'empêcher de diffuser son récit de justification de la guerre, dans une époque où l'information est aussi une arme et un moyen de pression psychologique."
Quoi qu'il en soit, même si ses audiences ont largement baissé en Europe et dans les pays qui l'ont banni, RT pourra compter sur d'autres zones du monde, comme l'Amérique latine, le Moyen-Orient ou encore l'Afrique subsaharienne. "Il y a des pays comme le Burkina Faso qui voient les audiences exploser sur ce type de médias", note Maxime Audinet.