Les trolls, ce sont ces personnes ou ces comptes qui envahissent les réseaux sociaux de messages visant délibérément à créer la polémique, générer de la tension et brouiller les pistes entre information, désinformation et propagande. Et depuis le début de la guerre en Ukraine, les commentaires sous les publications de sites d'information, comme celui de la RTS, sont littéralement pris d'assaut.
Or, de très nombreux commentaires favorables à la guerre menée par la Russie proviennent du continent africain. Du Mali, du Burkina Faso, de Côte d'Ivoire, une avalanche de messages de soutien à la Russie parfois injurieux sont le bras armé d'une guerre qui se joue aussi sur internet, et dont les réseaux sociaux sont le lieu d'affrontement privilégié.
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Objectif: "pourrir le débat" de manière à entamer la confiance dans les médias. "Le but des trolls est moins d'aller convaincre de la supériorité de leurs arguments, via une dialectique bien rodée, que d'aller corrompre les débats et salir les contenus qui sont publiés par des médias établis, qui font un travail de journalisme", analyse Julien Nocetti, chercheur associé à l'Institut français des relations internationales et spécialiste de la Russie et des guerres de l'information.
Cette véritable guerre culturelle de la Russie se caractérise par la volonté de semer le trouble dans les populations occidentales plutôt que de promouvoir la culture russe à l'étranger à travers un soft power. Cette orientation s'observe également chez les médias comme RT, dont la ligne éditoriale est passée au début des années 2010 d'un instrument classique de soft power à un média global diffusant des informations "alternatives".
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Rancoeur, appât du gain et opportunisme
Contactés par la RTS, certains de ces profils affirment toutefois agir par conviction. Le ressentiment envers l'Occident est l'un des principaux motifs affichés. "De nos jours, les plus forts qui sont sensés aider et protéger les faibles ne jouent pas pleinement leur rôle", estime l'un d'eux, qui explique qu'il voit les Russes comme des "libérateurs". "Si les Africains souffrent, c'est à cause de l'Otan et des Occidentaux", affirme un autre. Pour eux, l'Afrique "a trop souffert" et c'est aujourd'hui la Russie qui vient à leur secours.
Mais les motivations ne sont pas qu'idéologiques. Ces trolls sont parfois rémunérés et agissent dans le cadre de campagnes orchestrées par certains Etats ou groupes d'influence. Il est toutefois difficile de déterminer qui se cache précisément derrière chaque campagne.
"Peut-être que c'est un gouvernement qui les paye, mais peut-être aussi qu'il suffit de payer quelques influenceurs, qui ont eux-mêmes une armée de suiveurs qui vont relayer et amplifier leur message", explique Matthias Lüfkens, expert en communication digitale. "Donc c'est très difficile de savoir s'ils le font par conviction ou s'ils sont payés à la tâche, ou au commentaire."
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D'autant plus qu'il peut y avoir une forme d'opportunisme, ajoute Julien Nocetti. "Des médias ou des leaders d'opinion africains peuvent saisir l'humeur du temps et s'approprier ces discours pro-russes" pour défendre leurs propres intérêts politiques, dit-il. "C'est quelque chose qui ajoute un degré de complexité, parce qu'on aura toujours du mal à savoir qui est derrière ces attaques informationnelles et s'il y a ou non un lien organique avec le Kremlin."
Interrogé jeudi soir dans le 19h30, l'ancien diplomate soviétique Vladimir Fédorovski rappelle quant à lui qu'on "assiste aujourd'hui à un mélange terrible des genres entre la propagande et la politique réelle". "Et je tiens à signaler que ça concerne aussi parfois l'Occident, où beaucoup de médias aujourd'hui sont discrédités", souligne-t-il.
"Usines à trolls"
Une armée de petites mains payées au "like" ou au commentaire, cela s'appelle une usine ou une ferme à trolls. Il y a quelques années, l'une d'elles a été découverte dans un bâtiment de Saint-Pétersbourg, où des employés étaient rémunérés pour écrire des messages en faveur du Kremlin ou pour influencer des élections à l'étranger, ou simplement pour faire apparaître le point de vue russe.
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Ce type de structures se déploie désormais un peu partout. En Chine, des dizaines de milliards de yuans ont été investis notamment dans ce que l'on a appelé "l'armée de 50 centimes", en référence au salaire présumé de millions de petites mains payées pour laisser des commentaires et montrer une image plus positive du Parti communiste chinois.
Prolétariat du numérique
Pour Julien Nocetti, l'Afrique est donc un terrain propice, tout comme une partie de l'Asie du Sud-Est. "Dans certains de ces pays, vous avez déjà une main-d'oeuvre qui est très peu coûteuse et qui peut être, en fonction des localités, assez éduquée", note-t-il.
"Les trolls sont avant tout des individus, ils font partie de ces travailleurs du clic dont on entend parfois parler au sujet d'autres acteurs du numérique ou du e-commerce. Ils forment une sorte de masse, de prolétariat du numérique au sens large", résume-t-il. À la différence que les trolls ne sont pas exploités à des fins commerciales, mais à des fins stratégiques et diplomatiques.
Et, évidemment, ils ne sont reconnus nulle part et font l'objet d'âpres disputes entre les Etats. Un excellent relais donc pour aller "porter un pourrissement des débats dans les pays occidentaux", créer la confusion et la controverse, et participer à une véritable guerre parallèle aux effets parfois insaisissables.
Sujet TV: Gilles Clémençon
Texte web: jop