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Les féministes russes en première ligne pour dénoncer la guerre

Les féministes russes en première ligne pour dénoncer la guerre [Chaîne Telegram des FAS]
Les féministes sont parmi les rares militantes qui osent encore dénoncer la guerre en Russie / Tout un monde / 4 min. / le 29 avril 2022
En Russie, toute protestation contre la guerre peut valoir jusqu'à 15 ans de prison. Les féministes font partie des rares militantes qui osent encore dénoncer le conflit dans l'espace public. Un mouvement de résistance s'est même formé à la fin février et il est toujours actif.

Si les manifestations sont devenues de facto impossibles dans le pays, d'autres modes de résistance continuent à être mis en oeuvre. Né le 25 février, au lendemain de l'invasion russe en Ukraine, le mouvement FAS (acronyme russe pour "résistance féministe anti-guerre") est un réseau décentralisé qui revendique des milliers d'activistes à travers différentes régions et qui s'organise via la messagerie Telegram.

Pour afficher leur opposition à la guerre, les militantes plantent par exemple des croix de bois dans des cours d'immeubles à travers toute la Russie. Une façon de rendre hommage aux citoyens morts à Marioupol.

"Du fait du nombre de morts, les habitants ont dû enterrer leurs proches au pied de leur maison, là où ils pouvaient, avec des croix de bois faites à la hâte. Nous voulions remplir l'espace public russe de ces mêmes croix, pour que personne ne fasse comme si cela n'existait pas ou ne nous concernait pas", a expliqué Emilia Grigoriyan, l'une des coordinatrices du mouvement, vendredi dans Tout un monde. Réfugiée à l'étranger, elle ose dévoiler son identité.

Interpeller le citoyen dans son quotidien

"Une autre action de nos militantes est de changer les étiquettes des prix dans les supermarchés par des bouts de papier avec des informations sur la guerre en cours: combien d'enfants meurent, depuis combien de jours elle dure, combien cela coûte à la Russie. Nous écrivons aussi des messages anti-guerre sur des billets de banque, qui circulent au sein de la population", ajoute Emilia Grigoriyan.

Ce dernier moyen permet de toucher notamment les personnes âgées, plus exposées à la propagande du pouvoir.

Les médias étant réduits au silence, l'idée est de s'immiscer dans le quotidien des Russes, par des graffitis, des autocollants, des actes symboliques aussi, comme fondre en larmes dans l'espace public, afin d'interpeller les gens.

Le 1er mai, FAS appelle à faire grève - pour ne pas nourrir l’effort de guerre - et à passer la journée dans les parcs à nourrir des colombes, une façon d’entrer en contact avec celles et ceux qui résistent encore.

>> Relire également : Sous pression, le journal indépendant russe Novaïa Gazeta suspend sa publication

Une réaction ferme du pouvoir

Sans surprise, ces actions ne sont pas du goût des autorités. Une partie des croix sont arrachées, les graffitis recouverts et les militantes interpellées, même pour s'être tout simplement habillées aux couleurs du drapeau ukrainien. Des peines administratives sont prononcées, des plaintes pénales ouvertes.

Pour les étiquettes dans les supermarchés, une artiste de Saint-Pétersbourg, Sasha Skochilenko, a été placée en détention et est poursuivie pour "fausse information sur l'armée russe". Elle risque entre 5 et 10 ans de prison.

D'après l'ONG russe de défense des droits humains Agora, depuis fin février, ce sont une centaine de personnes qui sont poursuivies au pénal pour s'être exprimées ou avoir manifesté contre la guerre.

>> Réécouter également le reportage de La Matinale sur les enquêtes pénales ouvertes en Russie :

Un participant à une manifestation non autorisée interpellé à Moscou le 6 mars 2022. [EPA/Keystone - Yuri Kochetkov]EPA/Keystone - Yuri Kochetkov
En Russie, une soixantaine d'enquêtes pénales auraient été ouvertes après des protestations contre la guerre en Ukraine / La Matinale / 1 min. / le 28 mars 2022

La guerre, un fruit du patriarcat, selon les féministes

Mais alors comment expliquer que ces femmes soient à la tête de la contestation? Le mouvement FAS peut compter sur un réseau de militantes et militants locaux qui était déjà actif avant la guerre. Le mouvement féministe s'est beaucoup développé en Russie au cours des dernières années.

La guerre, c'est le patriarcat dans sa forme le plus pure

Emilia Grigoriyan, coordinatrice du mouvement FAS

Pour Emilia Grigoriyan, les raisons sont toutefois plus profondes. D'après elle, l'opposition à la guerre n'est que la continuité de leur combat contre le patriarcat.

"Les féministes sont les premières à réagir à ces manifestations radicales du patriarcat. La guerre, c'est le patriarcat dans sa forme le plus pure, c'est l'escalade de cette violence que nous dénonçons depuis des années: la violence domestique, la violence policière, la violence d'Etat, qui a grandi finalement jusqu'à prendre cette forme", juge-t-elle.

Une résistance qui émerge aussi ailleurs

Les militantes féministes n'hésitent pas à collaborer ou apporter du soutien à d’autres d'activistes, notamment des étudiants qui ont été expulsés de leur université pour leur engagement.

Quant aux institutions culturelles, la plupart d'entre elles ont été mises au pas et très rares sont désormais les artistes qui osent prendre la parole.

Pourtant, là aussi, une résistance émerge. La poétesse Leonor Goralik vient ainsi de créer une plateforme depuis l'étranger où convergent textes, sons, peintures et micro-essais sur les émotions et la culpabilité ressenties face à cette guerre. Certains textes ne sont pas signés: "Derrière ces anonymes se cachent parfois des noms d'artistes très célèbres, qui se trouvent en Russie. J'ai proposé à chaque personne y étant restée de signer de manière anonyme. Certains ont suivi mon conseil et d'autres ont préféré laisser leur nom", explique-t-elle.

Cette revue en ligne, qui s'appelle Russian Oppositional Arts Review, espère pouvoir bientôt offrir des versions en plusieurs langues en plus du russe, le site en anglais est déjà accessible.

Derrière ces anonymes, se cachent parfois des noms d'artistes très célèbres, qui se trouvent en Russie. J'ai proposé à chaque personne y étant restée de signer de manière anonyme

Leonor Goralik, poétesse et opposante à la guerre

"Nous rêvons du jour où ce régime aura disparu"

La poétesse sait qu'il existe en Russie une partie de la population, impossible à quantifier, qui soutient cette guerre.

"Ce qui me fait peur, c’est que des gens forment leur opinion sur la base de la propagande et que même en ayant accès à d’autres sources d’information, ils ne veulent pas les lire. C’est très dangereux et très triste, cela veut dire que quelque part, nous ne savons pas comprendre ces personnes, ni dialoguer avec elles, alors que la propagande, elle, y parvient."                                                                 

Linor Goralik rêve déjà du jour où ce projet n'aura plus besoin d'exister: "Nous rêvons du jour où il n’y aura plus besoin de faire la différence entre une culture servile et une culture d’opposition, c’est-à-dire quand ce régime aura disparu", conclut-elle.

Isabelle Cornaz/ther

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