Prix Nobel de la paix en 2021, Dmitri Mouratov est cette semaine à Genève pour y assister à la remise des "prix Kofi Annan du Courage pour les dessinateurs de presse", décernés mardi par la fondation suisse Freedom Cartoonists lors d'une cérémonie à la Maison de la Paix. Il remettra cette distinction en compagnie de la colauréate de son prix Nobel, la journaliste philippine Maria Ressa (voir 2e encadré).
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Aujourd'hui plus que jamais, Dmitri Mouratov est un homme en danger. Mi-avril, on lui a jeté de la peinture rouge avec de l'acétone dans un train en Russie. L'auteur de l'agression a été relâché sans être inquiété. Mais il n'a pas l'intention de fuir la Russie, malgré les menaces et les attaques. Il pose son dilemme en ces termes: "Il est difficile de vivre dans sa patrie sans liberté, mais il serait tout aussi difficile de vivre en liberté sans sa patrie."
Étudier la société russe
En Russie, son journal Novaïa Gazeta - dont six journalistes ont déjà été assassinés au total - a suspendu ses publications jusqu'à la fin de la guerre à cause de l'impossibilité de couvrir celle-ci librement. Une partie de la rédaction continue néanmoins à travailler depuis l'Europe, avec à sa tête le rédacteur en chef adjoint. "Nous avons dû arrêter de mettre à jour le site, les réseaux sociaux et notre chaîne Youtube", déplore Dmitri Mouratov dans l'émission Tout un monde.
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Mais le journaliste ne compte pas se taire face à l'invasion de l'Ukraine. Déjà, il annonce d'autres projets. "Nous pensons faire un supplément fermé au journal, qui s'appellera comme sa première syllabe: NO." Novaïa Gazeta a toujours étudié le pouvoir, explique-t-il, à travers la corruption ou la guerre. Cette ligne risque de changer un peu dans la nouvelle version.
"Avec NO, nous allons nous occuper davantage de la société russe. Pourquoi soutient-elle en grande partie le pouvoir éternel de Vladimir Poutine? Pourquoi accepte-t-elle les diktats? Nous allons donc nous occuper de l'étude anthropologique, si vous voulez, de la mentalité de la société russe contemporaine. Je regrette que nous ne l'ayons pas fait avant"
Car désormais, le journaliste veut s'intéresser à la division de la société, qui s'opère entre les générations mais aussi entre amis ou collègues, au sujet de la guerre. "Les uns soutiennent l'opération spéciale, les autres disent non. NO, comme le titre."
"Quand les tanks sont entrés en Tchécoslovaquie en 1968, sept ou huit personnes ont manifesté sur la place Rouge. Or, ces derniers temps, on a eu plus de 17'000 arrestations pour les protestations anti-guerre. Ça veut dire que la société civile a incroyablement grandi, et qu'il y a des opinions différentes dans la société", observe-t-il.
Ne pas condamner tous les Russes
"Parmi les personnes qui consomment des médias indépendants, il y a très peu de personnes qui soutiennent la guerre. Mais nous avons conscience que la population qui écoute les médias d'Etat est complètement influencée par la propagande. Ces deux parties n'arriveront pas à mener un dialogue. Parmi la population la plus âgée, il n'y a plus d'intérêt pour les faits, il n'y a que des opinions."
Et la fracture se fait en particulier entre les générations. "Les jeunes entre 18 et 30 ans ont conscience que leur destin est mis à mal. Les rêves sont menacés, alors que la génération de plus de 60 ans est convaincue par la propagande. C'est un fossé impossible à combler", déplore-t-il dans le 19h30. "Je ne suis pas ici pour vous donner de l'optimisme", assène-t-il.
Je ne veux pas qu'on dise que l'entier de mon pays est responsable de cette guerre. Ce n'est pas vrai!
Et d'après le journaliste militant, le Kremlin en est "en partie conscient". Son porte-parole Dmitri Peskov a reconnu que 25% de la population ne soutenait pas l'opération en Ukraine. Cela représente 30 millions de personnes qui ne "peuvent rien faire", rappelle Dmitri Mouratov. La résistance existe, depuis la Russie ou à l'étranger, mais le prix est cher à payer. Les sanctions sociales et professionnelles pour la moindre parole dissidente sont "absolument impitoyables".
Il appelle donc à ne pas rejeter la responsabilité de la guerre en Ukraine sur toute la population russe. "Ce n'est pas juste de dire que la Russie a une responsabilité collective. Malgré les tragédies, malgré Boutcha, nous devons faire la différence", appelle-t-il. "Je ne veux pas qu'on dise que l'entier de mon pays est responsable de cette guerre, que tous soutiennent le président. Ce n'est pas vrai!"
Le contre-pouvoir essentiel des médias
Sa combativité face aux pressions du pouvoir russe, Dmitri Mouratov la doit à une conviction: la liberté de parole et de la presse sont autant d'antidotes à la tyrannie et à la guerre. Citant son propre discours d'Oslo, il résume: "L'absence de liberté de la presse fait toujours naître la propagande, la propagande est toujours au service de la tyrannie, et la tyrannie se dirige toujours vers la guerre."
Et la propagande joue un rôle central dans cette guerre. "Des techniques de propagande ont été testées pendant 20 ans sur la société russe. Et ça aboutit à la guerre. Les médias indépendants, c'est ce qui empêche les hommes politiques d'imposer leur opinion. C'est ce qui empêche la guerre", dit-il.
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Le discours officiel martèle les références au fascisme, au nazisme, et pour nombre de Russes, c'est comme s'ils étaient projetés dans le passé. Comme s'ils ne combattaient pas l'Ukraine, mais les nazis de l'époque. Selon Dmitri Mouratov, cette victoire soviétique de 1945 est également sacrée pour Vladimir Poutine. Et avec l'avancée de l'Otan à l'est de l'Europe - contraire aux promesses faites à la Russie - "il a l'impression qu'on lui vole cette victoire". Aujourd'hui, c'est comme s'il voulait la sauver.
Les médias indépendants empêchent les politiques d'imposer leur opinion. C'est ce qui empêche la guerre!
"Aujourd'hui, l'Otan est devenue, pour la propagande de Poutine, un synonyme de promesse brisée, de menace. Je pense que beaucoup de politiques dans le monde ont sous-estimé le discours de Munich de Vladimir Poutine. Déjà à l'époque, il annoncé qu'il ne resterait pas les bras croisés. Ces signaux n'ont pas été entendus par l'Occident. Poutine n'était alors qu'un simple président qui arrivait à la fin de son mandat. Mais aujourd'hui, c'est un monarque, un président-roi qui peut réaliser toutes ses lubies." Et l'échec des accords de Minsk, malgré les efforts des deux côtés, a été un catalyseur qui a provoqué la guerre, estime-t-il dans le 19h30.
Des rêves d'ouverture brisés
Quoi qu'il en soit, d'après lui, le futur de son pays est brisé. Cette invasion et ses conséquences signent la fin d'une époque en Russie, en particulier pour les jeunes. "Pour la population la plus âgée, pour les gens qui vivent de leur retraite ou qui reçoivent un salaire médiocre, les sanctions n'auront pas de conséquences. Le salaire moyen en Russie est d'environ 420 francs suisses. La majorité de la population est déjà à terre", rappelle-t-il.
En revanche, les sanctions affecteront durement le futur des jeunes générations, principalement urbaines. "L'éducation, les études, la santé, la création artistique, la liberté de parole, la liberté sur Internet.
Des milliers de ressources sont bloquées sur internet et il est tout à fait possible que Youtube vive ses dernières semaines. Et ces jeunes ont lié leur futur à une planète numérique, à une humanité mondiale. Ils ne voulaient pas connaître de frontières, ils se souviennent que Gorbatchev en avait fini avec tout ça. Il avait rendu la Russie au monde, et rendu le monde à la Russie. C'était un grand projet humaniste. Et les jeunes ont perdu cet avenir."
Dmitri Muratov craint aussi un désintérêt ou un rejet en Occident pour la culture d'un pays qui, après cette agression, n'est plus perçu de la même manière. "Léon Tolstoï n'est pas mort le 7 novembre 1910, mais le 24 février 2022. Avant, tout le monde essayait de percer le mystère de l'âme russe. C'est fini. La question est réglée. Plus personne ne s'y intéresse."
Sujet radio: Isabelle Cornaz
Interview TV: Philippe Revaz
Texte web: Pierrik Jordan
Pas de victoire universelle
Au moment où Vladimir Poutine agite le spectre d'un conflit mondial généralisé, et que l'Occident fait évoluer son discours en ne parlant plus seulement de cessez-le-feu mais de défaite de la Russie, Dmitry Mouratov rappelle que le plus important pour lui, c'est d'épargner des vies.
"Qu'est-ce que la victoire? Pour l'Ukraine, c'est une chose, pour la Russie, une autre. Pour le reste du monde, c'est encore autre chose. Il n'y a pas de victoire universelle et inconditionnelle. Mais en attendant que toutes les parties comprennent quelle paix leur convient, il faut absolument un cessez-le-feu, des couloirs humanitaires, des échanges de prisonniers, restituer les corps", espère-t-il.
"Je crains que la génération actuelle ne soit pas en mesure de résoudre les questions cruciales qui se posent désormais. Ces questions passeront peut-être à la génération suivante. Mais en attendant, il faut arrêter la guerre."
Deux dessinateurs de presse récompensés et une exposition à Genève
À l'occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse, la fondation suisse "Freedom Cartoonists" a décerné le "prix Kofi Annan du courage dans le dessin de presse" à l’Ukrainien Vladimir Kazanevsky et au Hongrois Gabor Papai. Le président de la fondation, le célèbre dessinateur suisse Patrick Chappatte, a tenu à souligner le courage de ces deux dessinateurs dans un contexte de pressions grandissantes sur la liberté de presse.
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"Vladimir Kazanevsky est un dessinateur merveilleux qui résiste par son art, le crayon, cet art très simple qui permet de montrer le roi nu", dit-il. Quand la guerre a éclaté, il a dû fuir en Slovaquie en emportant très peu de matériel. "Ses dessins sont alors devenus noir et blanc, comme le monde dans lequel on est entré."
Et au sein même de l’Union européenne, la liberté perd aussi progressivement du terrain. "En Hongrie, le gouvernement s'en prend de plus en plus violemment à la presse. Il n'y a quasiment qu'un seul journal indépendant. Aujourd'hui, des présentateurs de journaux télévisés en Hongrie discutent de Gabor Papai en parlant de lui comme d'un cafard", explique Chappatte.
Les dessins des deux artistes, ainsi que de nombreux autres dessinateurs et dessinatrices de presse, font l'objet d'une exposition à Genève, sur le quai Wilson, jusqu'au 31 mai.