Quelques jours ou quelques semaines après le début de l'invasion russe de l'Ukraine, le 24 février, analystes, spécialistes et politiques ont compris qu'une victoire rapide ne serait pas possible pour Moscou.
Résistance ukrainienne acharnée, météo capricieuse, défaillances logistiques et erreurs tactiques russes, aide matérielle occidentale à Kiev de plus en plus massive, les revers se sont enchaînés pour les forces du Kremlin.
Dès lors, experts, agences de renseignement et chefs d'Etat occidentaux n'ont cessé de regarder en direction du 9 mai. Selon eux, Vladimir Poutine devait pouvoir y présenter une forme de victoire.
"Pour la Russie, le 9 mai est une date, une fête nationale, un rendez-vous militaire important. Il est à peu près sûr que pour le président Poutine, le 9 mai doit être un jour de victoire. Et donc je pense que les Russes vont concentrer leurs efforts dans le Donbass, je pense que nous allons vivre des scènes très difficiles dans les prochains jours et les prochaines semaines", expliquait ainsi Emmanuel Macron sur la radio RTL, le 8 avril.
Pourtant, un peu moins d'un mois après cette intervention du président français et 39 jours précisément après que l'Etat-major russe ait déclaré vouloir "se concentrer sur l'est du pays", la situation sur le terrain ne permet pas d'anticiper de manière vraisemblable une victoire significative d'ici au 9 mai.
Bien au contraire, ce sont même les forces ukrainiennes qui ont repris la main par endroits, comme à Kharkiv, deuxième ville du pays, où selon certaines sources américaines l'armée russe aurait été repoussée à 40 kilomètres.
Une prise complète du Donbass d'ici au 9 mai apparaît également plus qu'improbable, un officiel américain décrivant lundi les efforts de l'armée russe dans la région comme "anémiques".
Pour Vladimir Poutine, il resterait alors sur la table une annexion des républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk, la création d'une république à Kherson (sud) ou la prise définitive de Marioupol, où les forces russes ont d'ailleurs lancé mardi une offensive sur l'usine d'Azovstal, dernière poche de résistance proche de la ville.
Deux mois et demi après le début des hostilités, que Vladimir Poutine a voulu faire passer aux yeux de la population russe comme une simple "opération militaire spéciale", Moscou ne pourrait donc se targuer que d'avoir annexé une ville réduite en ruines et deux "républiques" qui avaient décidé, avant l'intervention, de se détacher de l'Ukraine. Un bilan pour le moins maigre.
Une déclaration de guerre officielle?
C'est justement cette absence de résultats concrets qui fait dire à certains que le président de la Fédération de Russie pourrait être tenté par une fuite en avant, en appelant à la mobilisation générale et en déclarant de manière officielle, cette fois, la guerre à l'Ukraine.
La semaine dernière, c'est le secrétaire britannique à la Défense, Ben Wallace, qui a avancé cette hypothèse: "Je pense qu'il [Vladimir Poutine] va essayer de sortir du vocabulaire de 'l'opération spéciale'. Il a préparé le terrain pour pouvoir dire 'regardez, c'est maintenant une guerre contre les nazis et nous devons mobiliser massivement les Russes'".
Côté ukrainien également, on anticipe ce scénario. Le chef de la direction du renseignement du ministère de la Défense Kyrylo Budanov a expliqué que Moscou pourrait bientôt annoncer une mobilisation générale, ajoutant que l'Agence fédérale russe pour les réserves d'Etat avait commencé à inspecter les stocks de nourriture nécessaires à l'armée.
Alors, réalité ou écran de fumée? Impossible en l'état d'être fixé. Ce qui est sûr en revanche, c'est que le narratif en Russie a bel et bien changé. Les référence à la "guerre" sont désormais tolérées et celles évoquant le combat contre "le nazisme" se sont multipliées.
Quel impact aurait une mobilisation générale?
Sur l'aspect communicationnel, un appel à la mobilisation générale pourrait être à double tranchant pour Vladimir Poutine. D'un côté, il pourrait permettre de rallier et d'associer une large frange de la population à cette guerre, à grand renfort de discours nationalistes et patriotiques.
De l'autre, il éclairerait sans doute d'une manière nouvelle pour les Russes les errances de leur armée qu'on n'hésitait pas à décrire jusqu'alors comme la deuxième plus puissante au monde. Ajoutons enfin qu'en impliquant toute la société dans ce conflit, le maître du Kremlin pourrait aussi se mettre à dos une part significative des citoyens si les morts continuaient à affluer au même rythme qu'actuellement (pour rappel, selon les officiels américains, au moins 10'000 Russes auraient déjà perdu la vie dans les combats).
Sur le plan opérationnel, les nouveaux conscrits et réservistes disponibles pourraient dans un premier temps donner un peu d'air aux troupes actuellement déployées et décrites par de nombreux officiels occidentaux comme extrêmement fatiguées, après plus de deux mois de combats.
Pour l'expert militaire et spécialiste de la Russie Michael Kofman, sans cette mobilisation, le Donbass serait sans doute la dernière offensive que pourrait se permettre l'armée russe.
Mais une telle mobilisation pourrait-elle pour autant changer la dynamique actuelle du conflit? Rien n'est moins sûr. La Russie ne dispose en effet pas de troupes de réservistes bien formés. Ses conscrits ne servent quant à eux qu'un an. Une réalité qui fait dire à Rob Lee, ancien officier de la marine américaine et actuellement doctorant au King's College de Londres en études de la guerre, "qu'au moment où ils deviennent compétents, ils sont démobilisés".
L'expert ajoute que les conscrits sont traditionnellement formés dans leurs unités. Or celles-ci sont majoritairement déployées en Ukraine. Difficile donc de savoir à quel moment ces nouvelles recrues pourraient entrer sur le champ de bataille, et surtout, avec quel niveau et quel entraînement.
Enfin, il y a la question du coût et des possibilités de remplacement des équipements pour l'armée russe. Le 29 avril, le magazine Forbes estimait que Moscou avait utilisé plus de 1300 missiles depuis le début de la guerre, pour une valeur de 7,5 milliards de dollars. La Russie dépenserait donc près de 120 millions de dollars par jour, uniquement pour ses missiles.
A cela s'ajoute les pertes de tanks (près de 600 selon les dernières estimations), les dédommagements aux familles de soldats morts au combat, les autres munitions, la logistique, les salaires, etc. Le montant total n'est pas connu, mais les experts parlent de dépenses allant jusqu'à un milliard de dollars par jour.
Bien sûr, il s'agit-là de dépenses le plus souvent déjà engagées et qui n'affectent pas directement l'économie russe. Mais la question de la suite se pose. Si une mobilisation générale est déclarée, quels seront les moyens de production pour équiper les nouvelles troupes? Sous sanctions occidentales, comment la Russie continuera-t-elle à faire tourner ses usines, en termes financiers, mais également techniques, avec des embargos sur des pièces essentielles?
Toutes ces questions restent ouvertes mais ne poussent pas à l'optimisme pour les Russes. Côté ukrainien en revanche, si le coût de la guerre s'annonce autant voire encore plus faramineux du fait des destructions, Kiev peut compter sur un flot continu d'aide humanitaire et, surtout, de livraisons d'armes.
Jeudi dernier, le président américain Joe Biden a ainsi demandé au Congrès d'autoriser de nouvelles livraisons à l'Ukraine, pour un montant de 33 milliards de dollars. Une somme qui correspond à plus de la moitié du budget russe de la Défense.
Tristan Hertig