C'est un lien qui, à première vue, ne semble pas naturel. Quelles connexions pourrait-il y avoir entre Vladimir Poutine, actuel président de la Fédération de Russie mais surtout ex-agent du KGB, et Alexandre Soljenitsyne, écrivain à la renommée planétaire pour sa critique sans concession du système concentrationnaire de l'URSS, avec son livre "L'Archipel du Goulag"?
C'est sans doute connaître insuffisamment la vie de l'auteur disparu qui, bien qu'ayant été poussé à l'exil pendant 20 ans, d'abord en Suisse, à Zurich, puis aux Etats-Unis, ne s'est jamais fondu totalement dans le moule de la société occidentale, et s'est toujours appliqué à différencier son amour nationaliste de la Russie, de sa haine du système soviétique.
En 1998, le célèbre dissident est de retour dans son pays natal depuis déjà 4 ans et il publie un pamphlet intitulé en français "La Russie sous l'avalanche". Dans un chapitre, il traite de la question ukrainienne et il est alors sidérant de voir à quel point ses propos rappellent ceux de Vladimir Poutine dans ses discours qui ont précédé l'entrée en guerre.
Si les deux hommes sont opposés en tout sur le rôle de l'URSS, ils partagent une fierté, une nostalgie pour "un âge d'or russe" mythifié. Dans le cas de l'Ukraine, cela se traduit souvent par la négation même d'une culture propre et d'une existence politique du pays. Les propos sont durs, insultants, et les narrations toujours transformées à dessein, afin d'exposer une supposée supériorité russe, qui justifierait la domination.
A l'heure où les bombes continuent à tomber sur l'Ukraine, il serait dangereux de prendre ces explications pour argent comptant ou pire, pour des réalités historiques reconnues. Il s'agit avant tout de visions du monde subjectives, qui prennent souvent la pente abrupte de la propagande. Elles servent toutefois à mieux comprendre d'où est parti Vladimir Poutine quand il a décidé de démarrer une guerre aux portes de l'Europe.
"Tout est dans ce texte; c'est littéralement un manuel pour le discours et l'action du pouvoir russe. On retrouve quasiment mot pour mot des éléments de langage de Poutine et ses obsessions (...) Je savais que Soljenitysne était une influence, mais je n'avais pas réalisé à quel point elle était directe", explique sur Twitter Anna Colin Lebedev, qui a fait redécouvrir ce texte à ses followers.
La spécialiste des sociétés post-soviétiques et maîtresse de conférences à l'Université Paris Nanterre ajoute, sur le ton de l'humour, que si Poutine était un étudiant et son discours sur les peuples russe et ukrainien un examen, elle lui aurait mis "zéro" pour "plagiat sur le texte de Soljenitsyne".
L'Ukraine de Lénine
Dans son discours du 21 février, trois jours avant le début de l'invasion, Vladimir Poutine remonte aux débuts de la période communiste pour expliquer la situation actuelle.
D'après lui, c'est Lénine lui-même qui aurait provoqué des incohérences territoriales entre l'Ukraine et la Russie. Une Ukraine qui serait selon lui une pure création russe. "L'Ukraine moderne a été entièrement créée par la Russie, ou plus précisément par la Russie bolchevique (...) après la révolution de 1917, Lénine et ses compagnons d'armes l'ont fait d'une manière très grossière (...) par la sécession, en arrachant à la Russie des parties de ses propres territoires historiques", explique-t-il.
L’Ukraine soviétique, qui, encore aujourd’hui, peut être appelée à juste titre "l'Ukraine de Vladimir Lénine". Il en est l’auteur et l’architecte.
"La politique bolchevique a abouti à l’émergence de l’Ukraine soviétique, qui, encore aujourd’hui, peut être appelée à juste titre "l'Ukraine de Vladimir Lénine". Il en est l’auteur et l’architecte. Cela est totalement confirmé par les documents d’archives, y compris les directives strictes de Lénine sur le Donbass, qui a été littéralement encastré au sein de l’Ukraine", ajoute-t-il.
L'erreur qui va peser sur le cours des choses, c'est précisément cet accaparement excessif de terres qui n'avaient jamais appartenu à l'Ukraine avant Lénine."
Des propos qui rappellent ceux de l'homme de lettres, qui utilisait dans son livre la même rhétorique. "Les nationalistes d'Ukraine se sont servis de la confusion qui a régné en 1991" en voulant "accaparer encore et encore plus de territoires et de populations pour faire figure de grande puissance".
"Et la nouvelle Ukraine n'en a recueilli que ce seul cadeau: les frontières artificiellement tracées par Lénine (...) que Dieu aide l'Ukraine à trouver le succès sur la voie de l'indépendance. Mais l'erreur qui va peser sur le cours des choses, c'est précisément cet accaparement excessif de terres qui n'avaient jamais appartenu à l'Ukraine avant Lénine."
Nationalisme ukrainien et attaques sur la langue russe
Les deux hommes perçoivent l'Ukraine comme un pays en grande partie artificiel, qui aurait profité des largesses et des manquements de l'URSS, son créateur, pour s'inventer une sorte d'identité fantasmée, véhiculée principalement par des nationalistes.
Dans "La Russie sous l'avalanche", Alexandre Soljenitsyne explique que l'appétit des "nationalistes ukrainiens" a grandi avec le temps, au gré des concessions d'un pouvoir toujours plus faible à Moscou.
"Plus le temps passait, plus leur idéologie était dominée par les conceptions et mots d'ordre les plus saugrenus. Ainsi, nous avons appris que la nation ukrainienne était 'une super nation', que son passé s'enracinait dans les profondeurs millénaires, que non seulement Saint Vladimir était ukrainien, mais également, selon tout vraisemblance, Homère lui-même! Et c'est ce genre de bouffonneries qui inspire les auteurs des nouveaux manuels scolaires en Ukraine."
On parle d'agression linguistique de la Russie et les Ukrainiens russifiés sont accusés d'être une cinquième colonne
Dans son allocution du 21 février, l'actuel locataire du Kremlin juge que le pouvoir soviétique a voulu satisfaire "les ambitions des élites nationalistes". Une erreur qui leur aurait laissé le champ libre.
"Les autorités ukrainiennes ont commencé, et je tiens à le souligner, dès les premiers pas, à construire leur État sur la négation de tout ce qui nous unit. Ces autorités ont cherché à déformer la conscience et la mémoire historique de millions de personnes, de générations entières vivant en Ukraine. Il n’est pas surprenant que la société ukrainienne ait été confrontée à la montée d’un nationalisme extrême, qui a rapidement pris la forme d’une russophobie agressive et d’un néonazisme."
Un travestissement de l'histoire, selon Vladimir Poutine et Alexandre Soljenitsyne, qui se serait doublé d'une attaque sans commune mesure sur la langue russe. "Les autorités ukrainiennes ont choisi de combattre la langue russe. Non seulement elles ont refusé de l'admettre comme deuxième langue officielle, mais elles déploient de gros efforts pour en supprimer l'utilisation à la radio, à la télévision et dans la presse (...) On parle d'agression linguistique de la Russie et les Ukrainiens russifiés sont accusés d'être 'une cinquième colonne', tonne l'écrivain dissident.
Les personnes qui se considèrent Russes et qui souhaitent préserver leur identité, leur langue et leur culture ont reçu le message explicite selon lequel elles sont étrangères en Ukraine".
Un point là encore évoqué par Vladimir Poutine le 21 février: "Le cours de la dé-russification et de l'assimilation forcée se poursuit. La Verkhovna Rada (ndlr. le Parlement ukrainien) publie sans relâche des lois de plus en plus discriminatoires, y compris une loi sur de soi-disant peuples de souche qui est déjà en vigueur. Les personnes qui se considèrent Russes et qui souhaitent préserver leur identité, leur langue et leur culture ont reçu le message explicite selon lequel elles sont étrangères en Ukraine."
La main des Etats-Unis et de l'Otan
Un autre point de convergence entre Vladimir Poutine et Alexandre Soljenitsyne concerne l'implication supposée du monde occidental dans la transformation et l'éloignement de l'Ukraine.
Lors de son annonce de l'entrée en guerre, le 24 février dernier, le président russe a évoqué à de multiples reprises les trahisons américaines et celles de l'alliance atlantique. D'après lui, l'Ukraine serait tout bonnement utilisée pour affaiblir la Russie.
Pour les Etats-Unis et leurs alliés, il s'agit d'une politique d'endiguement de la Russie
"Pour les Etats-Unis et leurs alliés, il s'agit d'une politique d'endiguement de la Russie (...) afin d'atteindre leurs propres objectifs, les principaux pays de l'Otan soutiennent en Ukraine les ultra-nationalistes et les néonazis", argumente-t-il, avant d'ajouter: "Pour notre pays, c'est en fin de compte une question de vie ou de mort".
Plus de 20 ans plus tôt, l'analyse de l'écrivain était peu ou prou la même: "Cette position antirusse de l'Ukraine, c'est justement ce qui fait l'affaire des Etats-Unis. Les autorités ukrainiennes s'empressent de faire chorus aux Américains, lesquels cherchent à affaiblir la Russie. C'est ainsi qu'on en est arrivé à des 'relations privilégiées' entre l'Ukraine et l'Otan".
Cette position antirusse de l'Ukraine, c'est justement ce qui fait l'affaire des Etats-Unis
Là encore, les deux Russes semblent percevoir l'Ukraine comme un simple pantin, un enfant incapable de prendre ses propres décisions et étant voué à servir les intérêts des Etats-Unis.
Des diagnostics similaires, des solutions différentes
Pour le président et l'écrivain également prix Nobel de littérature, les points d'accord sont encore multiples. Dans les discours de Vladimir Poutine, d'autres sujets traités par Alexandre Soljenitsyne sont aussi évoqués. Kiev aurait cherché à démembrer le clergé de l'Eglise orthodoxe russe, à aider des forces séparatistes dans le Caucase ou encore à saper "les aspirations démocratiques" de la Crimée à rejoindre à nouveau la Russie.
Tous deux ressassent les relations "historiques" et "inaltérables" qui existeraient entre la Russie et l'Ukraine et semblent voir cette dernière comme un petit frère qu'il s'agira tout simplement d'assagir. En un mot, l'Ukraine ne peut selon eux tout simplement pas sortir du giron russe, car elle fait partie de son ADN.
C'est le cours du temps qui les ramènera à la raison, le cours puissant et capricieux de l'Histoire
Pourtant, les solutions proposées diffèrent. S'il maudit les circonstances actuelles, l'auteur estime qu'il ne faut pas avoir recours à la force, car le temps fera son oeuvre. "Nous n'allons pas imiter les nationalistes ukrainiens, leurs menaces hystériques et leur haine. Il faut prendre cela comme une forme de maladie mentale et attendre qu'elle passe. De notre côté, pas de vaines menaces, ils n'attendent que cela. C'est le cours du temps qui les ramènera à la raison, le cours puissant et capricieux de l'Histoire (...) ils ne détourneront pas nos coeurs de Kiev la Sainte, berceau des Grands-Russiens, ni de Kiev où, aujourd'hui, la langue russe ne s'est pas tue, où elle ne se taira jamais."
J’ai pris la décision de mener une opération militaire spéciale. A cette fin, nous chercherons à démilitariser et à dénazifier l’Ukraine
"J’ai pris la décision de mener une opération militaire spéciale. Son but est de protéger les personnes qui ont été soumises à des abus, à un génocide par le régime de Kiev (...) et à cette fin, nous chercherons à démilitariser et à dénazifier l’Ukraine, à traduire en justice ceux qui ont commis de nombreux crimes sanglants contre des civils, y compris des citoyens de la Fédération de Russie", a choisi de son côté Vladimir Poutine.
Si l'issue militaire n'est pas encore certaine, ce choix aura semble-t-il entériné de manière définitive la fin de "la relation privilégiée" que Vladimir Poutine et Alexandre Soljenitsyne, pensaient vital de maintenir. L'Otan, crainte de façon constante par les deux hommes, apparaît quant à elle renforcée et plus unie que jamais depuis la fin de la Guerre froide. Enfin, la langue russe, pierre angulaire de leur rhétorique, semble connaître une perte d'influence prodigieuse en Ukraine. Non pas du fait de coups de boutoirs "nationalistes", mais par un choix conscient d'Ukrainiens qui ne souhaitent tout simplement plus s'exprimer dans "la langue de l'envahisseur".
Tristan Hertig