Yulia Yakovleva a mené l’enquête dès le début de l’invasion en Ukraine auprès de jeunes Russes âgés de 5 à 17 ans. Elle estime que la voix des enfants est essentielle dans ce conflit.
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"J’ai vu comment, progressivement, la population russe a été gagnée par le silence et la peur. Ce n’est pas qu’une impression. Cela fait maintenant plus de trois mois que la guerre dure et, en parlant avec beaucoup d’enfants, je suis frappée par le nombre de fois où ils me disent: 'j’ai peur pour maman' ou 'si je dis cela à l’école, on arrêtera ma maman'. Ce qu’on voit, ici, dans la rue, ce que les enfants voient, c’est la violence de l’Etat à l’encontre de son propre peuple. Les petits me racontent comment on arrête les écoliers plus âgés avec des pancartes en faveur de la paix", explique l'auteure lundi dans l'émission Tout un monde.
"Ces voix sont essentielles"
Yulia Yakovleva explique que ces trois mois de discussions avec des enfants et des adolescents l’ont aidée à voir certaines choses plus clairement, notamment à quel point la violence était présente dans la société et la culture russe, en particulier à l’encontre des enfants.
"En Russie, la violence domestique n’est pas vue réellement comme un délit, c’est très difficile d’appeler la police, elle ne répond presque jamais, ou elle vous dit 'on viendra quand il y aura un mort'. Cette tolérance à la violence a pénétré la société et la culture russe de manière très profonde, parfois même sans que l’on s’en rende compte. Et les enfants sont les premières victimes."
Rien que pour cette raison, il est important d’écouter ce que les enfants ont à nous dire, estime Yulia Yakovleva. "Mais aussi parce que lorsque les enfants parlent de la guerre, quel que soit leur camp, c’est toujours une dénonciation de la guerre, un témoignage contre la guerre. Ces voix-là sont essentielles aujourd’hui."
L'écrivaine souligne que chaque enfant ou adolescent perçoit la guerre différemment. Certains préfèrent ne pas penser à ce qu’il se passe, se protègent. Mais souvent, ils exigent des réponses, veulent comprendre, c’est le propre des enfants, alors même que la propagande russe cherche au contraire à amener de la confusion, à faire en sorte que le citoyen ne cherche pas à comprendre, à s’informer.
"Les enfants passent beaucoup de temps sur les chaînes Telegram indépendantes ou d’opposition, sur les réseaux sociaux. Ils reçoivent un autre type d’information. Ils ne sont pas bêtes. Ils ont plus d’ouverture, de clarté et de souplesse d’esprit que beaucoup d’adultes. Parfois, c’est difficile pour eux de comprendre ce qu’il se passe, mais ils se rendent compte qu’une masse de propagande leur tombe dessus", raconte Yulia Yakovleva.
Les enfants et adolescents russes ont l'impression qu’on essaie de les manipuler
Propagande à l'école
Les écoles russes sont touchées par la propagande. Sur les réseaux sociaux, des photos ont circulé, où l’on voit des enfants de classes primaires ou maternelles disposés de manière à former la lettre Z, symbole de soutien à l’armée russe dans cette guerre
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"On envoie dans les écoles des films de propagande, souvent très mal faits et ficelés à la hâte, selon les enfants. Ça leur donne l’impression que ce n’est pas quelque chose de sincère, qu’on essaie de les manipuler. Il y a aussi des écoles qui proposent d’étranges idées: écrire à la main des lettres aux soldats, imiter de cette manière les lettres qu’on écrivait durant la Seconde Guerre mondiale. Mais c’est absurde. Qui aujourd’hui, parmi ces écoliers, écrit des lettres manuscrites? C’est comme une étrange performance de musée", estime Yulia Yakovleva.
Signes du quotidien
L’écrivaine explique que ces jeunes vivent ce qu’elle nomme "le traumatisme du témoin": ils ne sont pas sous les bombes, mais comprennent ce qu’il se passe sans pouvoir agir.
Les enfants russes notent tous ces signes du quotidien qui ont changé: les drapeaux partout dans la rue, les parents inquiets accrochés à leur téléphone, la tension, les conflits et les divergences de vue qui séparent les familles. Cette guerre a jeté une lumière tragique, dit l’auteure, sur le fossé entre générations en Russie.
"Dans presque chaque famille avec qui j’ai parlé, il y a un conflit entre les grands-parents qui justifient cette guerre, qui soutiennent Vladimir Poutine, et les petits-enfants qui sont catégoriquement contre. Et soit ils cessent carrément de se parler, d’être en contact, soit ils décident de ne plus parler de la guerre, car c’est impossible de se mettre d’accord."
On a longtemps dit que les moins de 20 ans n’avaient connu que Vladimir Poutine. Mais ils n’ont surtout pas connu l’URSS. Ils ont grandi dans une Russie connectée, intégrée dans le monde global, qui s’est aujourd’hui pour eux brutalement refermée.
Isabelle Cornaz/gma
Yulia Yakovleva est l’auteure notamment d’une série d’ouvrages de littérature jeunesse appelés "Les Contes de Léningrad" (Samokat, 2015), qui racontent les répressions staliniennes et la Seconde Guerre mondiale en Russie au travers du regard des enfants.
Les enseignants sous pression
Depuis le début de la guerre, les enseignants et directeurs d’école en Russie font face à la pression des autorités s’ils tiennent des propos hostiles au régime.
Le syndicat "Alliance d’enseignants", proche du mouvement d’opposition d’Alexeï Navalny, a affirmé récemment recevoir chaque semaine entre 10 et 15 lettres d’enseignants qui auraient été licenciés, contraints de quitter leur emploi ou condamnés à une amende pour leurs opinions anti-guerre.
Il y a eu des cas de poursuites pénales également: Irina Guen, une professeure de secondaire de la ville de Penza, a été enregistrée à son insu par des élèves, alors qu’elle critiquait la guerre menée par Vladimir Poutine. Quelques jours plus tard, elle a reçu la visite des services de sécurité qui avaient ces enregistrements. Inculpée, elle risque aujourd’hui jusqu’à 10 ans de prison pour "fausses informations" sur l’armée.