Retour en Afghanistan

Grand Format

RTS - Raphaël Grand

Introduction

L'été dernier, les talibans reprenaient le pouvoir en Afghanistan, promettant plus d'ouverture que vingt ans auparavant. Mais près d'un an plus tard, le constat est amer. Si la sécurité s'est améliorée dans l'ensemble, l'économie est à l'arrêt, le pouvoir est désorganisé et désuni, la population est réduite à la misère, une crise alimentaire frappe le pays, les médias sont très surveillés et les talibans n'ont toujours pas obtenu une reconnaissance internationale. Les droits des femmes se réduisent peu à peu et le nouveau pouvoir n'hésite pas à utiliser cette question comme outil de négociation avec les Occidentaux.

Chapitre 1
Etat des lieux dix mois après

RTS - Raphaël Grand

Vingt ans après le début de l'intervention américaine qui avait suivi les attentats du 11 septembre, les Occidentaux ont décidé de se retirer d'Afghanistan. Les derniers soldats américains ont quitté le pays le 30 août 2021 après plusieurs semaines de confusion.

Anticipant ce départ, les talibans, qui avaient été chassés du pouvoir en 2001, ont lancé une offensive en mai pour reconquérir le pays, prenant peu à peu le contrôle des grandes villes, jusqu'à atteindre la capitale Kaboul.

Mi-août, le président en exercice Ashraf Ghani a annoncé avoir quitté le pays pour éviter un "bain de sang", reconnaissant que "les talibans avaient gagné". Ceux-ci ont investi le palais présidentiel et les principales institutions du pays de manière triomphale. Les derniers Occidentaux et de nombreux réfugiés afghans ont pu quitter le pays in extremis.

>> Le sujet du 19h30 du 15 août 2021, après la prise de pouvoir des talibans :

Afghanistan: les talibans à nouveau maîtres du pays
19h30 - Publié le 15 août 2021

>> Lire aussi : L'armée américaine a officiellement quitté l'Afghanistan, annonce le Pentagone

Dix mois plus tard, la situation demeure très difficile en Afghanistan, avec une grave crise économique, la menace d'une famine à grande échelle, des attentats qui n'ont jamais cessé et une oppression institutionnalisée des femmes.

On est loin des promesses d'assouplissement et d'ouverture émises par les talibans au moment de leur prise de pouvoir. Pour Jean-Pierre Perrin, journaliste et auteur de "Kaboul, l'humiliante défaite", les talibans ne gouvernent pas vraiment le pays et semblent uniquement obsédés par la question des femmes.

La préoccupation première des talibans est d'islamiser le pays autant que possible

Jean-Pierre Perrin, spécialiste de l'Afghanistan

"Ils ont essayé de remettre une administration en place, mais on a l'impression que ce n'est pas leur préoccupation première, qui est d'islamiser le pays autant que possible", estime l'écrivain, interrogé dans Tout un monde. "Ils s'en prennent radicalement aux femmes, pas encore comme ils le faisaient entre 1996 et 2001, mais on en prend le chemin."

>> Etat des lieux sur la situation en Afghanistan dans Tout un monde :

Des femmes attendent de recevoir de la nourriture à Kandahar. [Keystone - Javed Tanveer]Keystone - Javed Tanveer
Tout un monde - Publié le 16 juin 2022

Cet expert juge que c'est là leur principale préoccupation, avant même les questions économiques, "même s'il y a eu quelques avancées, puisque la plupart des ONG sont de retour à Kaboul, avec des marges de manoeuvre sans doute limitées".

Au niveau de l'organisation du pays, c'est un constat d'échec, estime Gilles Dorronssoro, professeur de sciences politiques à l'Université Paris I: "Le bilan est catastrophique. Le seul aspect à peu près réussi est le rétablissement d'une forme de paix civile. Pour le reste, il n'y a pas de vraie administration ni de projet économique et le pays est largement désorganisé."

>> Le précisions de Raphaël Grand à Kaboul :

Les talibans règnent en maître en Afghanistan: interview de Raphaël Grand
Forum - Publié le 15 juin 2022

Pour ce spécialiste de l'Afghanistan, "les talibans, qui avaient été assez efficaces comme mouvement insurrectionnel, se heurtent maintenant à des contraintes de gouvernement et leurs propres divisions les empêchent d'être efficaces."

Des dissensions sur la question du traitement réservé aux femmes sont notamment constatées: d'un côté, des groupes souhaitaient une forme d'ouverture, pour obtenir une aide occidentale, et d'un autre, du côté du leadership religieux, on prône une vraie fermeture et c'est ce courant qui l'a emporté.

Au niveau économique, le système bancaire ne fonctionne pas à cause des lourdes sanctions internationales. L'économie est au point mort en dehors du produit d'exportation phare, l'opium, qui remplit partiellement les caisses de l'Etat. Mais ce n'est pas un projet d'avenir, susceptible de faire baisser le chômage.

On reste dans une sorte d'attentisme qui augure assez mal d'un bon fonctionnement des institutions

Gilles Dorronssoro, spécialiste de l'Afghanistan

Sur le plan institutionnel, les talibans n'ont également pas de projet très clair. Il n'y a pas eu la réunion d'une sorte d'assemblée constituante ou la mise en place d'élections, même manipulées. "On reste dans une sorte d'attentisme qui augure assez mal d'un bon fonctionnement des institutions", juge Gilles Dorronssoro.

La question humanitaire et le risque de famine sont aussi sources de préoccupation, car la situation reste très difficile pour une part de la population, qui manque de tout.

Au final, le chaos de la guerre a laissé la place à une situation tout aussi dramatique, avec des Afghanes et Afghans qui tentent de survivre dans un pays à l'arrêt.

Reste la question de la reconnaissance du pays et du régime des talibans sur le plan international. Mais là tout est au point mort, surtout pour des raisons qui tiennent à la politique des talibans. A l'heure actuelle, aucun soutien de la part des Occidentaux n'est possible, ni envisagé. De leur côté, la Chine et la Russie ne reconnaissent également pas le régime, mais ont gardé une représentation à Kaboul, tout comme une poignée d'autres Etats.

Certaines ambassades ont aussi été rouvertes, essentiellement pour observer la situation sur place ou aider les ONG encore présentes. L'Union européenne a de son côté rétabli une "présence minimale" à Kaboul dans un but humanitaire, tout en précisant qu'il ne s'agissait en aucun cas d'une forme de reconnaissance du régime taliban.

Le pays reste donc largement en marge de la communauté internationale, ce qui n'empêche pas l'ONU et ses partenaires de déployer leurs forces pour aider le pays en cas de gros coup dur, comme le séisme qui a fait plus de mille morts cette semaine.

>> Lire aussi : Un puissant séisme fait au moins un millier de morts en Afghanistan et Plongée dans un Afghanistan sous le règne déjà contesté des talibans

>> Revoir aussi la série de reportages de la RTS au début du règne des talibans: Plongée dans un Afghanistan sous le règne déjà contesté des talibans

Chapitre 2
Les talibans au pouvoir

RTS - Raphaël Grand

Les talibans sont partout dans le pays et en premier lieu à Kaboul. Ils tiennent la ville et veulent le montrer. Il y a de nombreux checkpoints et des talibans se baladent avec des kalachnikovs. Ils sont généralement lourdement armés et patrouillent dans des pick-up, pour empêcher toute action allant contre leur politique stricte.

A Kaboul, Raphaël Grand a pu rencontrer ces hommes au pouvoir et il leur a donné la parole, par la voix d'un homme très en vue du nouveau gouvernement, Abdul Qahar Balkhi, porte-parole du ministère des Affaires étrangères.

Abdul Qahar Balkhi est un diplomate influent qui représente ce que l'on appelle parfois les talibans 2.0, à savoir cette nouvelle génération de leaders aujourd'hui au pouvoir. Il parle très bien anglais et a étudié à l'étranger, précise-t-il, sans donner d'autres détails.

Interrogé sur la situation actuelle, Abdul Qahar Balkhi juge que son pays est actuellement en transition et que l'un des points positifs est que l'Afghanistan a retrouvé la sécurité après 40 années de guerre. "Les commerçants, les hommes d’affaires, les convois logistiques peuvent se déplacer à travers tout l’Afghanistan sans craindre des barrages routiers ou des brigandages. La sécurité est très bonne et c'est l'un des éléments fondamentaux pour garantir un gouvernement stable", se félicite le porte-parole.

>> L'interview d'Abdul Qahar Balkhi dans Tout un monde :

Abdel Qahar Balkhi, porte-parole du ministère afghan des Affaires étrangères. [RTS - Raphaël Grand]RTS - Raphaël Grand
Tout un monde - Publié le 20 juin 2022

Mais il évoque également rapidement le poids des sanctions internationales qui pèsent sur l'économie du pays. "Notre système bancaire est sanctionné, nos actifs financiers ont été gelés." Pour changer cela, les talibans souhaitent avant tout une reconnaissance internationale.

Abdul Qahar Balkhi explique d’ailleurs être régulièrement en contact avec l’administration américaine de Joe Biden. "Nous discutons de différents sujets. Nous avons fait des progrès sur beaucoup d’aspects, spécialement la sécurité et l'économie. Ils nous ont accordé différentes autorisations afin que nous puissions un tout petit peu fonctionner, par exemple avec l'aide humanitaire."

Restent toutefois certaines thématiques sensibles des deux côtés, avec des divergences qui persistent, et en premier lieu au sujet des droits des femmes. "Le signal que nous voulons envoyer à la communauté internationale est que nous donnerons aux femmes tous les droits qui sont accordés par l’islam. On reconnaît un droit pour les femmes à l’éducation, leur droit de travailler, leur droit de participer au gouvernement et à la vie publique. Je vous le répète, le problème provient parfois d’une mauvaise compréhension mutuelle."

Cela n'aide pas que vous sanctionniez, que vous menaciez, que vous affamiez ces mêmes jeunes femmes dont vous parlez, et qui deviennent ainsi encore plus vulnérables

Abdul Qahar Balkhi, porte-parole du ministère afghan des Affaires étrangères

Les talibans semblent aussi utiliser les droits des femmes comme un outil de négociation, même s'ils disent que ce sont les Occidentaux qui font pression avec cette question. Abdul Qahar Balkhi explique que le gouvernement manque de ressources à cause des sanctions et que cela crée des problèmes dans les secteurs de l’éducation et de la santé. "Cela n'aide pas que vous sanctionniez, que vous menaciez, que vous affamiez ces mêmes jeunes femmes dont vous parlez et qui deviennent ainsi encore plus vulnérables." Et d'estimer que des engagements positifs de la communauté internationale permettraient de "surmonter ensemble ces obstacles".

Abdul Qahar Balkhi estime enfin qu'il subsiste un manque de confiance dans chaque camp, qu'il s'agit de surmonter pas à pas.

Et à la question de savoir si les talibans ont changé, le diplomate répond sans détour: "Moi, je demande: est-ce que les Etats-Unis et la Suisse ont changé? Si je me rappelle bien, il y a 40 ans, les Noirs n’avaient pas leurs droits aux Etats-Unis, il y avait de la ségrégation. Mais les choses ont changé pour les Afro-Américains. Je peux aussi évoquer l’interdiction du mariage gay, les transsexuels et un grand nombre d’autres exemples. Si le monde a changé, cela veut dire que nous avons aussi changé. Mais nos valeurs, elles, ne changent pas. Que ce soit pour les Etats-Unis, la Suisse ou l’Afghanistan, nos valeurs vont toujours prévaloir. Et le cœur de nos valeurs, c’est la loi islamique, cela ne changera jamais."

>> Retour historique sur les talibans depuis 1994 : Qui sont les talibans, qui ont repris le pouvoir en Afghanistan?

Un durcissement de la politique des talibans semble aussi en cours, car le clan radical Haqqani est en train de prendre peu à peu le leadership du mouvement et une grande partie des ministères seraient désormais entre ses mains. Il semble aussi avoir évincé ceux qui négociaient davantage avec les Occidentaux.

Ce clan est dirigé par deux frères: Sirajuddin et Anas. Le premier est aussi ministre de l’Intérieur et donc le numéro deux du gouvernement. Cet Afghan très éduqué et parfait anglophone n’a pas hésité à faire l’éloge en octobre dernier des kamikazes qui avaient commis des attentats contre des étrangers.

>> L'éclairage de Céline Tzaud sur le clan Haqqani :

Zoom - Le clan Haqqani impose des règles conservatrices en Afghanistan
La Matinale - Publié le 25 mai 2022

Fondé dans les années 70, le clan Haqqani a peu à peu pris beaucoup de pouvoir en Afghanistan, notamment par des actions sanglantes et des attentats, plaçant le terrorisme au coeur de l’identité talibane. Proche d'Al-Qaïda, il a aussi abrité Oussama Ben Laden.

Jean-Pierre Perrin, spécialiste de l’Afghanistan, estime que le clan Haqqani "représente aujourd'hui la composante la plus radicale du mouvement sur le plan idéologique. Elle serait la plus guerrière, la plus proche d'Al-Qaïda et la plus hostile à tout compromis avec les femmes." Cette posture fait craindre le pire pour les femmes en premier lieu, mais aussi pour le pays.

>> Lire aussi : Comment le clan radical Haqqani aurait pris le pouvoir en Afghanistan

Chapitre 3
Pauvreté et famine

Keystone - AP Photo/Petros Giannakouris

"Tout est trop cher. La situation économique devient de pire en pire. Les gens qui ont perdu leur emploi amènent leurs effets personnels pour les vendre et pouvoir acheter de la farine, de l’huile ou du riz": cet aveu d'un homme rencontré dans un marché de Kaboul est le signe d'une pauvreté extrême qui s'installe en Afghanistan.

Il n'est plus rare de voir des gens vendre du mobilier, de la vaisselle, des tapis ou du matériel de cuisine pour gagner un peu d'argent.

Pire, il arrive parfois que certains jeunes en bonne santé vendent un rein pour obtenir de l'argent et des cas de ventes d'enfants ont aussi été dénoncés, soit à des familles qui ne peuvent en avoir, soit en vue d'un mariage avec un homme plus âgé.

Nombre de familles sont tombées dans un dénuement complet. "Avant, j’avais un job et maintenant je n’ai plus rien. J’étais un militaire sous l’ancien gouvernement. Les talibans nous ont dit de partir. Ils n’ont plus besoin de nous", témoigne un autre homme.

Les nouveaux maîtres de Kaboul n'arrivent pas à faire tourner le pays. Sans l’aide internationale, c’est près de 90% du budget de l’Etat afghan qui s’est évaporé du jour au lendemain. Avec les sanctions, l'argent ne rentre plus et de nombreux programmes d'aide internationaux ont été suspendus.

>> Le reportage de Raphaël Grand à Kaboul :

La famine menace l'Afghanistan. [RTS - Raphaël Grand]RTS - Raphaël Grand
La Matinale - Publié le 15 juin 2022

Aujourd'hui, plus de 24 millions d'Afghans et Afghanes, soit la moitié de la population, ont besoin d'aide humanitaire et la quasi-totalité du pays ne mange pas à sa faim. Dans certaines régions, les hôpitaux ne désemplissent pas, accueillant souvent des enfants gravement malades.

>> Lire aussi : En Afghanistan, la quasi totalité de la population souffre de malnutrition

Selon l'ONU, plus de 3 millions d'enfants souffriront de malnutrition aiguë au cours de cette année en Afghanistan. Le pays a une population parmi les plus jeunes au monde: 47% des Afghans ont moins de 15 ans. "Cela veut dire que plus de 20 millions de personnes sont très dépendantes de leurs parents pour avoir accès à une alimentation de qualité", estime Claudio Rini, directeur des opérations chez Terre des Hommes, interrogé dans le 19h30.

>> Le point sur la situation humanitaire à Kaboul :

Sous le régime taliban, la situation humanitaire s'empire en Afghanistan
L'actu en vidéo - Publié le 22 juin 2022

Dans la capitale aussi, la situation est alarmante. Des distributions alimentaires ont lieu à Kaboul chaque semaine, surveillées par les talibans. Les distributions débutent très tôt et les premières personnes arrivent sur le lieu de collecte à partir de 4 heures du matin. Souvent également, ce n'est pas la nourriture qui manque, mais l'argent pour en acheter.

Un marché aux légumes en Afghanistan. [RTS - Raphaël Grand]
Un marché aux légumes en Afghanistan. [RTS - Raphaël Grand]

Le Programme alimentaire mondial (PAM) assiste ainsi les plus vulnérables. "Sans cette nourriture, les gens vont mourir de faim. Nous ne pouvons pas laisser le monde oublier l'Afghanistan. C'est un peuple qui a traversé des décennies de conflits, des années de sécheresse et qui est confronté maintenant à une sévère crise économique", a rappelé Shelley Thakral, cheffe de communication au PAM, dans le 19h30.

Mais à Kaboul, tous les habitants ne jouissent pas de cette aide. Certains n'ont pas reçu de carte de bénéficiaires et supplient pour en obtenir une. Les organisations humanitaires sont dépassées.

>> Voir l'interview complète de Claudio Rini dans le 19h30 :

Claudio Rini, directeur des opérations de Terre des Hommes, revient sur la crise humanitaire qui frappe l'Afghanistan
19h30 - Publié le 21 mai 2022

"J'ai été très frappé par le sentiment d'abandon et le désarroi des populations", a encore souligné Claudio Reni. "Les familles afghanes sont aujourd'hui confrontées à une crise climatique, une crise politique, avec des restrictions sur les libertés individuelles, notamment pour les femmes, et une crise économique très forte, avec une économie pratiquement à l'arrêt du fait des sanctions internationales."

>> Voir aussi le reportage du 19h30 sur les inquiétudes de la communauté afghane de Suisse :

Il y a 10 mois, Kaboul tombait aux mains des talibans. Depuis, la situation en Afghanistan n’a fait qu’empirer.
19h30 - Publié le 15 juin 2022
Scène de la vie quotidienne à Kaboul. [RTS - Raphaël Grand]
Scène de la vie quotidienne à Kaboul. [RTS - Raphaël Grand]

Chapitre 4
Les droits des femmes bafoués

RTS - Raphaël Grand

"En règle générale, les femmes doivent rester à la maison": cette déclaration du chef des talibans Hibatullah Akhundzada donne le ton sur le respect des droits des femmes en Afghanistan. Si le nouveau pouvoir avait promis de se montrer souple sur cette question, il a rapidement renié ses promesses, balayant peu à peu vingt années de liberté conquise par les femmes. La répression s'est accentuée depuis dix mois et l'ONU parle même d'une oppression institutionnalisée des femmes.

En règle générale, les femmes doivent rester à la maison

Hibatullah Akhundzada, chef des talibans

Le régime a ordonné début mai que si les femmes sortent en public, elles doivent porter le voile intégral ou la burqa et elles ne doivent pas voyager seules. "Les femmes qui ne sont ni trop jeunes ni trop vieilles devraient voiler leur visage quand elles font face à un homme qui n'est pas membre de leur famille", indique un décret gouvernemental. Les talibans estiment qu'il s'agit d'éviter toute forme de "provocation".

En outre, après un bref espoir de réouverture, les écoles pour les jeunes filles demeurent fermées, alors que les femmes fonctionnaires sont toujours écartées de leur bureau. L'accès à la vie politique est désormais impossible pour les femmes.

Dans la foulée, la police religieuse des talibans à Kandahar, dans le sud du pays, a placardé de grandes affiches affirmant que les femmes musulmanes qui ne portent pas de voile intégral "essayent de ressembler à des animaux".

>> Des filles privées d'école :

En Afghanistan, les filles n'ont toujours pas accès à l'école au-delà de la sixième.
L'actu en vidéo - Publié le 20 juin 2022

>> Lire aussi : En Afghanistan, les femmes obligées de porter la burqa dans l'espace public

Ces mesures strictes rappellent celles instaurées par les talibans entre 1996 et 2001, même si la situation n'est pas comparable. A Kaboul, on rencontre nombre de femmes en burqa, mais toutes les femmes ne se cachent pas le visage. L'implémentation des règles des talibans est très progressive, car ceux-ci savent que les droits des femmes sont un formidable outil de négociation avec les Occidentaux. Comme s'il s'agissait aussi de faire réagir la communauté internationale pour entamer un dialogue et lever les sanctions.

Mais avec deux conceptions complètement opposées du droit des femmes, toute discussion semble impossible. "Vos conceptions du droit des femmes ne signifient absolument rien pour nous (...) Il y a le droit des femmes de l’islam et les concepts occidentaux", juge Abdel Qahar Balkhi, porte-parole du ministère afghan des Affaires étrangères.

Le combat des femmes afghanes

Certaines femmes résistent toutefois à ces décisions autoritaires, à l'image de Deeba, qui travaillait pour le ministère de l’Education mais qui a perdu son travail à l'arrivée des talibans. Rencontrée dans un hôtel à l'abri des regards, elle confie avoir protesté contre le régime et du coup ne plus être en sécurité à l'extérieur. Elle se cache depuis plusieurs mois et ne rentre plus chez elle par peur d’une arrestation après avoir participé à des manifestations à Kaboul.

"J’ai déjà expérimenté l’horreur et la terreur des islamistes talibans il y a 25 ans. Je m’en rappelle encore précisément. J’étais à l’école, j’avais 17 ans  (...) Je ne pouvais plus rien faire, j'ai été mariée de force. J'ai été une victime des talibans et c’est pour cela qu’aujourd'hui je veux faire entendre ma voix."

Deeba est donc descendue dans la rue, à visage découvert et avec des conséquences douloureuses: "J’ai été battue à plusieurs reprises avec un fouet et des crosses de fusil sur mes épaules et mes mains. Les talibans nous ont battues dans la rue avec violence et nous avons les images sur des vidéos."

Si nous pouvions manifester dans la rue au début, aujourd'hui, nous devons nous cacher dans les sous-sols des maisons

Deeba, militante afghane

Deeba a ensuite décidé de ne plus manifester dans la rue, car c'est trop dangereux. Mais elle continue son combat sur les réseaux sociaux et lors de manifestations organisées en petit comité dans des maisons de Kaboul.

"Il y a une grande menace pour le droit des femmes en Afghanistan. Si nous pouvions manifester dans la rue au début, aujourd'hui, nous devons nous cacher dans les sous-sols des maisons", confie-t-elle encore, sans savoir combien de temps elle pourra encore résister.

Une voix qui trouve écho à l'international. La haute-commissaire aux droits de l'Homme Michelle Bachelet, qui s'est rendue sur place en mars, a récemment déclaré que le peuple afghan a "traversé certains des moments les plus sombres d'une génération" depuis le retour des talibans. Elle a critiqué en particulier le "fléau des inégalités de genre" qui sévissent dans le pays.

>> Écouter l'épisode du Point J sur les conditions de vie des Afghane :

Le Point J [Keystone / AP - EBRAHIM NOROOZI]Keystone / AP - EBRAHIM NOROOZI
Le Point J - Publié le 1 juin 2022

>> Revoir aussi le Grand format consacré à la question des femmes en Afghanistan en juillet 2019 : Afghanistan, des femmes face aux talibans

Chapitre 5
Une sécurité relative

Keystone - EPA/Stringer

Quand on les interroge sur leur bilan, les talibans évacuent les difficultés économiques et mettent en avant la question sécuritaire. Ils soulignent qu'il n'existe plus de ligne de front, que la guerre a perdu en intensité et que les kidnappings et assassinats ont diminué. Avec ce message qu'ils tentent de faire passer aux journalistes: on a ramené la sécurité et maintenant on veut une reconnaissance internationale.

De fait, depuis dix mois, la sécurité s'est améliorée, mais reste relative: même si on se bat toujours dans le Panchir, la situation n'a rien de comparable à avant. Les risques d'attentat sont toutefois toujours bien présents: des voitures piégées explosent régulièrement et des attentats secouent toujours Kaboul, notamment dans les mosquées et lieux de culte.

Les patients d'un hôpital de Kaboul. [RTS - Raphaël Grand]
Les patients d'un hôpital de Kaboul. [RTS - Raphaël Grand]

Une série d'attaques à la bombe, dans lesquelles des dizaines de personnes ont trouvé la mort, a frappé le pays fin avril, pendant le mois du ramadan, puis fin mai. La plupart ont été revendiquées par le groupe Etat islamique, qui est toujours bien présent dans le pays. Ces attaques visent souvent des communautés religieuses minoritaires.

Le week-end dernier, une attaque commise par des hommes armés a ainsi visé un temple de la minorité sikh à Kaboul, faisant deux morts et une dizaine de blessés. L'EI a revendiqué, disant avoir agi en représailles à des propos tenus par une membre du parti du Premier ministre indien Narendra Modi sur le prophète Mahomet, propos que l'organisation terroriste a jugé "insultants".

>> Les images de l'attentat :

L'organisation Etat islamique revendique une attaque contre un temple sikh
L'actu en vidéo - Publié le 20 juin 2022

>> Lire aussi : Au moins 16 morts dans des attentats à la bombe en Afghanistan et Une explosion dans une mosquée chiite d'Afghanistan fait au moins 12 victimes

De leur côté, les talibans tentent de minimiser la menace de cette branche régionale de l'EI et mènent une lutte sans pitié contre le groupe, qu'ils combattent depuis des années. Ils ont récemment multiplié les raids, notamment dans la province orientale de Nangarhar, et arrêté des centaines d'hommes accusés d'en faire partie.

Quand on parle de ces incidents au ministère des Affaires étrangères, celui-ci assure que ce sont d'actes isolés, des terroristes comme il y en a partout dans le monde. On prend l'exemple des fusillades de masse aux Etats-Unis, une réalité qui existe mais qui ne fait pas de ce pays une zone dangereuse.

Les patrouilles de police ne sont jamais loin en Afghanistan. [RTS - Raphaël Grand]
Les patrouilles de police ne sont jamais loin en Afghanistan. [RTS - Raphaël Grand]

Amnesty International dresse un portrait beaucoup plus dur de la situation. L'ONG relaie des informations faisant état d’actes de torture, d’exécutions extrajudiciaires et d’arrestations arbitraires infligés à des civils par les talibans dans la province du Panchir. "Une pratique courante", selon AI, qui "bafoue le droit international humanitaire et pourrait être constitutive de crimes de guerre".

Chapitre 6
Des médias sous surveillance

RTS - Raphaël Grand

Mi-mai, le chef suprême des talibans a émis un ordre selon lequel les femmes doivent se couvrir entièrement en public, y compris à la télévision. Les journalistes femmes ont dans un premier temps choisi de ne pas se plier à cet ordre avant de s'y conformer.

Tahmina Osmani, journaliste à TOLOnews à Kaboul, avant son passage à l'antenne. [RTS - Raphaël Grand]
Tahmina Osmani, journaliste à TOLOnews à Kaboul, avant son passage à l'antenne. [RTS - Raphaël Grand]

Face à la menace de fermeture, la chaîne de télévision TOLOnews a fini par accepter la nouvelle contrainte, tout en continuant de se battre contre les attaques à la liberté d'information. La journaliste Tahmina Osmani doit désormais enfiler un hijab et se couvrir le visage avant son passage à l'antenne. Mais la pression et la surveillance de la part des talibans n'ont pas diminué pour autant.

"J'ai choisi ce métier pour porter la voix des gens, pour qu'ils sachent que quelqu'un est à leur côté", explique Tahmina Osmani. "Je pense que cette pression va encore s'accentuer sur moi et les autres femmes. Je ne me sens pas en sécurité. Les talibans connaissent mon visage, car avant je ne portais pas de masque. Tout peut nous arriver désormais."

Tahmina Osmani souhaite faire passer un message aux pays et aux médias occidentaux: "Rappelez-vous que les femmes en Afghanistan sont des victimes depuis des décennies, spécialement pendant ces dernières années. Pour nous soutenir, affichez-vous à nos côtés et ne laissez pas nos voix s'éteindre."

>> Le reportage de Raphaël Grand à TOLOnews :

La journaliste de la chaîne de télévision afghane TOLOnews, Tahmina Osmani, se prépare à mettre un hijab avant de prendre l'antenne devant les caméras. [RTS - Raphaël Grand]RTS - Raphaël Grand
Tout un monde - Publié le 16 juin 2022

La liberté d'information menacée

A TOLOnews, l'ensemble des journalistes est sur le qui-vive. "La pression sur les médias augmente graduellement. Au début, après l'effondrement de la République afghane, j'étais encore optimiste. Aujourd'hui je ne le suis plus à cause des restrictions qui augmentent jour après jour", avoue Khpolwak Sapai, directeur de la chaîne d'information en continu et journaliste couvrant l'Afghanistan depuis 40 ans.

Actuellement, en Afghanistan, certains programmes étrangers sont censurés. Les talibans veulent contrôler l'information et leur image. Ils apparaissent d’ailleurs régulièrement au journal télévisé de TOLOnews pour exprimer leurs idées.

En outre, nombre de chaînes de télévision comme TOLOnews ont déjà été la cible d'attentats à la voiture piégée et plus d'une dizaine de journalistes ont été tués ces dernières années.

>> Les précisions de RTSreligion sur les journalistes afghanes obligées de se couvrir le visage à la télévision :

RTSreligion (vidéo) - Afghanistan: Les présentatrices TV obligées de se couvrir le visage
RTSreligion - Publié le 23 mai 2022

>> Lire aussi : Le combat pour la liberté d'informer de journalistes afghanes sous le régime taliban

Chapitre 7
Un semblant d'espoir

RTS - Raphaël Grand

Précarité, famine, droits bafoués et sécurité incertaine marquent la vie des Afghanes et des Afghans, mais la vie continue néanmoins. Ainsi, à quatre ou cinq heures de route de Kaboul se trouve Band-e Amir, un écrin de verdure niché dans les montagnes, au bord d'un lac. Les gens viennent en nombre y faire des pique-nique les jours de congé. Des enfants jouent au bord de l'eau et on peut même s'essayer au pédalo.

Balade en pédalo sur un lac afghan, à Band-e Amir. [RTS - Raphaël Grand]
Balade en pédalo sur un lac afghan, à Band-e Amir. [RTS - Raphaël Grand]

La route est à nouveau sûre et le voyage semble valoir la peine, même si rien n'est vraiment comme avant. "La sécurité est revenue. Mais les gens ont peur de jouer de la musique. Les femmes et les filles ne sont pas à l’aise comme avant. Elles ne peuvent pas venir seules", témoigne un homme interrogé dans Tout un monde.

Une femme ajoute: "Ce n'est pas aussi libre qu'avant. On craint toujours les talibans, mais c'est quand même bien." Des rires se font entendre et certains fument la chicha, même si c'est interdit par la loi islamique en vigueur. Le lieu semble échapper aux règles des talibans et plusieurs femmes laissent même apparaître leur visage et leur sourire. "On est positifs et on ne pense pas aux talibans. On apprécie le moment présent", confie une autre femme.

Des enfants jouent au bord de l'eau. [RTS - Raphaël Grand]
Des enfants jouent au bord de l'eau. [RTS - Raphaël Grand]

S'ils semblent offrir un peu de liberté à une population qui les regardent toujours avec défiance, les talibans patrouillent tout de même pour "assurer la sécurité", disent-ils. Mais surtout pour surveiller. Ils répriment ainsi un homme qui vient d'attraper un poisson dans le lac, une autre pratique interdite. "La prochaine fois, on ne le laissera pas repartir", commente un taliban, sans donner d'autres détails.

Et d'ajouter: "Les gens peuvent profiter de cet endroit. Ils sont notre peuple. Ils peuvent s’amuser et jouer, mais dans le cadre des lois islamiques. Les femmes aussi, si elles portent le hijab et si elles respectent la loi islamique."

Non loin de ce havre de paix se trouve Bamiyan, un lieu inscrit au patrimoine mondial de l'Unesco, mais qui a été ravagé par les talibans. En 2001, ils ont fait exploser les deux Bouddhas géants sculptés au Ve siècle, car ce trésor archéologique était jugé contraire à l'islam.

Le site où se trouvaient les Bouddhas de Bamiyan. [RTS - Raphaël Grand]
Le site où se trouvaient les Bouddhas de Bamiyan. [RTS - Raphaël Grand]

Aujourd'hui, les talibans gèrent le site et font même payer la visite. Pour l'équivalent de moins d'un franc, on peut admirer le site antique qu'ils ont eux-mêmes détruit. On peut même se faire photographier avec une kalachnikov devant les vestiges.

Les restes des Bouddhas détruits de Bamiyan sommeillent désormais dans des abris de fortune. [RTS - Raphaël Grand]
Les restes des Bouddhas détruits de Bamiyan sommeillent désormais dans des abris de fortune. [RTS - Raphaël Grand]

"Ces deux Bouddhas de Bamiyan sont de première importance historique en Afghanistan et dans le monde", confie un taliban. Un autre ajoute que ce site n'a pas de réelle valeur pour les talibans, mais qu'ils font payer les gens pour pouvoir payer les salaires des employés en charge du site. Beaucoup ne connaissent d'ailleurs pas l'histoire des Bouddhas.

Au final, si les loisirs et la culture ne s’inscrivent pas véritablement dans la doctrine talibane, les nouveaux maîtres de Kaboul ont bien compris que ces activités peuvent générer des bénéfices. Alors que le pays reste frappé par des sanctions économiques, les Afghanes et les Afghans découvrent le tourisme made in taliban: une poignée d'argent pour admirer des statues antiques détruites à la dynamite...

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Un trou béant dans la montagne, où se trouvaient les Bouddhas de Bamiyan. [RTS - Raphaël Grand]
Un trou béant dans la montagne, où se trouvaient les Bouddhas de Bamiyan. [RTS - Raphaël Grand]