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Après avoir fait tomber la province de Lougansk, l'artillerie russe se tourne sur celle de Donetsk

Une femme marche dans les gravats d'un bâtiment bombardé, dans la ville ukrainienne de Sloviansk, dans l'oblast de Donetsk (est). [Keystone - Andriy Andriyenko/AP]
Une femme marche dans les gravats d'un bâtiment bombardé, dans la ville ukrainienne de Sloviansk, dans l'oblast de Donetsk (est). - [Keystone - Andriy Andriyenko/AP]
Après la chute de Lyssytchansk la semaine dernière, l'armée russe et les séparatistes ont entériné la prise de l'oblast de Lougansk, l'une des deux provinces formant le Donbass. Les canons sont maintenant dirigés vers Donetsk, la deuxième province, avec pour objectif les villes de Sloviansk et de Kramatorsk.

L'assaut n'a pas encore commencé mais les évacuations vont déjà bon train dans la cité de Sloviansk, qui comptait plus de 100'000 habitants avant le début du conflit. Postées derrière la rivière Donets, à une quinzaine de kilomètres au nord-est de la ville, les forces du Kremlin semblent attendre que les tirs d'artillerie fassent leur effet.

Car c'est un scénario qui semble se répéter dans le Donbass. Au contraire des premiers jours, qui avaient vu des troupes russes extrêmement mobiles avancer rapidement dans le territoire ukrainien, avant de faire face à des problèmes logistiques et d'être stoppées par une farouche résistance, Moscou a opté pour une tactique plus attentiste. Concentrer son artillerie pour mettre les villes ukrainiennes "à plat", avant de tenter une incursion. Une tactique qui leur serait d'ailleurs imposée plus que choisie.

L'armée russe et des séparatistes étaient postés mercredi derrière la rivière Donets, qu'ils souhaitent franchir pour avancer vers la ville de Sloviansk. [RTS - Google map]
L'armée russe et des séparatistes étaient postés mercredi derrière la rivière Donets, qu'ils souhaitent franchir pour avancer vers la ville de Sloviansk. [RTS - Google map]

"Les Russes sont obligés de s'emparer des villes, parce que les Ukrainiens ont compris que c'est là qu'il est possible de se défendre. Et donc, pour Moscou, il faut conquérir ces villes (...) mais les Russes n'ont pas d'autres moyens que de bombarder, car ils manquent d'infanterie. Normalement, pour saisir une ville, il faut des combats d'infanterie. Mais comme ils n'ont pas assez de fantassins, ils bombardent de loin et, on le voit, les villes sont détruites à 80-90%", expliquait mardi le général Jérôme Pellistrandi dans l'émission 28 minutes d'Arte.

Celui qui est également rédacteur en chef de la Revue Défense nationale juge par ailleurs que si "la progression russe" est importante dans le Donbass, elle n'est néanmoins pas spectaculaire. "Ils contrôlent désormais l'oblast de Lougansk mais, globalement, ils ont mis plus d'un mois pour faire 20 kilomètres. Cette avancée ne constitue par ailleurs pas une percée dans le dispositif ukrainien. On est donc dans un conflit qui va durer très longtemps", prédit-il.

>> Le suivi de la situation en Ukraine : Les combats font rage dans la région de Donetsk, sept civils tués

Kramatorsk en ligne de mire

Comme à Severodonetsk et à Lyssytchansk auparavant, obus et bombes russes frappent désormais Sloviansk à un rythme soutenu. Mais derrière ces tirs, l'objectif primordial de Moscou est sans aucun doute la prise de la ville voisine de Kramatorsk, située à une quinzaine de kilomètres.

Depuis 2014 et le début du conflit dans le Donbass, Kramatorsk a remplacé la ville de Donetsk et est devenue la capitale de facto de l'oblast de Donetsk, accueillant le siège de l'administration régionale ainsi que son gouverneur. Pour de nombreux experts, la chute de cette agglomération industrielle de près de 200'000 habitants avant le début de la guerre, enterrerait les derniers espoirs ukrainiens de garder sous leur contrôle une partie du Donbass.

Pour le général Jérôme Pellistrandi, cette prise n'aura pourtant rien d'une sinécure: "La conquête de Kramatorsk va être extrêmement coûteuse, d'une part parce que les Ukrainiens ont des lignes de défense solides de ce côté-là et d'autre part, car la tactique russe est de bombarder et de détruire. Les combats à venir vont être extrêmement importants."

Des frappes russes se sont dans tous les cas déjà abattues à plusieurs reprises sur Kramatorsk. La dernière en date a tué au moins un civil jeudi et fait plusieurs autres blessés dans la ville. Dans le même temps, la ville de Bakhmut, située au sud-est de Kramatorsk, est également pilonnée.

Située à une quinzaine de kilomètres de Sloviansk, la ville de Kramatorsk est depuis le 11 octobre 2014 la capitale de facto de l'oblast de Donetsk, accueillant le siège de son administration régionale et son gouverneur. [RTS - Google map]
Située à une quinzaine de kilomètres de Sloviansk, la ville de Kramatorsk est depuis le 11 octobre 2014 la capitale de facto de l'oblast de Donetsk, accueillant le siège de son administration régionale et son gouverneur. [RTS - Google map]

Une "guerre d'attrition"

En se regroupant dans des positions fortifiées à l'intérieur des villes, les troupes ukrainiennes semblent avoir fait le pari de fatiguer les forces russes, en leur infligeant un maximum de dégâts. L'idée est également de forcer le Kremlin à "une guerre d'attrition".

Derrière ce jargon militaire, la stratégie est d'épuiser les forces mais surtout les réserves ennemies. Selon le Royal United Services Institute (RUSI), un think tank britannique spécialisé dans les questions de défense, Moscou tirerait près de 20'000 obus de 152 mm par jour, contre 6000 pour les Ukrainiens. Bien entendu, ces chiffres sont à remettre en perspective, l'arsenal de base russe étant bien plus fourni que celui de Kiev. Pourtant, les analystes estiment que les équipements et armes les plus modernes commenceraient déjà à manquer du côté du Kremlin, ce qui pourrait passablement contrecarrer les plans initiaux.

A contrario, l'aide militaire occidentale à destination de l'Ukraine ne semble pour l'instant pas faiblir, ce qui permet au pays envahi de continuer à opposer une résistance relativement efficace.

Les Ukrainiens à la recherche d'une riposte

Pourtant, si les Ukrainiens ont réussi jusqu'à présent à retarder les avancées russes dans le Donbass, le prix à payer a été extrêmement coûteux en termes de vies humaines. Au début du mois de juin, alors que la bataille de Severodonetsk était en cours, les autorités avaient admis perdre plus de 100 hommes par jour dans les combats, un chiffre qui avait augmenté par la suite.

>> Revoir le reportage du 19h30 sur la puissance supérieure de l'artillerie russe dans le Donbass :

Dans l'est de l'Ukraine, la Russie avance inexorablement dans le Donbass et semble proche d'envahir entièrement la région
Dans l'est de l'Ukraine, la Russie avance inexorablement dans le Donbass et semble proche d'envahir entièrement la région / 19h30 / 1 min. / le 5 juillet 2022

Les forces russes gardent en effet un avantage non négligeable avec une puissance de feu que les Ukrainiens n'arrivent pour l'instant pas à contrer. Lors de la prise de l'oblast de Lougansk, l'artillerie occidentale de longue portée ne semble pas avoir atteint, ou alors insuffisamment, le champ de bataille côté ukrainien. Le président Volodymyr Zelensky n'a d'ailleurs cessé d'appeler à une augmentation de la cadence des livraisons.

Pour défendre la région de l'oblast de Donetsk encore sous contrôle, les Ukrainiens devront être prêts avec ces nouvelles armes. L'arrivée des livraisons sur le front étant logiquement gardée secrète, il est difficile d'estimer pour l'instant si cette artillerie lourde sera suffisante en quantité pour équilibrer les combats, voire pour inverser la tendance.

Parmi les armes capitales pour Kiev, le canon Caesar, de fabrication française, et le système américain HIMARS, un lance-roquettes multiples de l'armée de terre des Etats-Unis. Toutes deux permettent de frapper en profondeur derrière les lignes russes.

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Un canon caesar en action sur le front ukrainien:

Grâce à cette artillerie à longue portée (ndlr: les Ukrainiens ont déjà surnommé le système HIMARS "longue main"), Kiev a d'ailleurs récemment réussi à plusieurs reprises à toucher des dépôts de munitions russes derrière leurs lignes. A l'inverse, Moscou cherche activement ces dispositifs afin de les anéantir.

Une victoire à la Pyrrhus?

Pour l'instant, l'armée russe et les séparatistes gardent toutefois la main dans le Donbass. La majorité des rapports concluent qu'à terme Moscou devrait prendre possession de l'ensemble de la région.

Mais les coûts se seront avérés extrêmement élevés pour le Kremlin. En termes de vies humaines mais aussi de matériel de base et de munitions. Certains imaginent déjà que l'armée sera ensuite dans l'obligation d'effectuer une pause opérationnelle, afin de reposer ses troupes et de recomposer ses stocks.

L'immense majorité des villes conquises sont par ailleurs des champs de ruines, que la plupart des habitants à l'exception d'une minorité encore favorable à la Russie, ont déjà quittées. Déjà fortement en déclin avant le début de la guerre, le Donbass en sortira encore appauvri. Il faudra alors à Moscou d'immenses ressources pour relancer l'activité dans la région, sans compter la possibilité, à un moment ou à un autre, de contre-offensives ukrainiennes.

Si la victoire se confirme, elle sera donc avant tout symbolique pour Vladimir Poutine. En reprenant cette région riche en minéraux et frontalière de la Russie, il pourra continuer à mettre en avant le récit principal qu'il a utilisé pour justifier son invasion, la protection des populations russophones.

Tristan Hertig

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