Fin 2019, la République Centrafricaine (RCA) révoque le permis d’exploitation d’une parcelle de 187’000 hectares de forêt – soit la superficie des cantons du Jura et de Neuchâtel réunis - attribuée aux Industries forestières de Batalimo (IFB). Dix-huit mois plus tard et après un appel d’offres, une nouvelle société, connue sous le nom de Bois Rouge Sarlu, récupère ce permis dans la province de Lobaye au sud-ouest du pays.
Derrière la société se cache en réalité un ensemble de personnes et de structures proches de la galaxie Wagner. Après des mines, le contrôle partiel des douanes et d’autres missions, le groupe de mercenaires se retrouve pour la première fois en mesure de contrôler une grande parcelle de forêt. C’est ce que révèle l’enquête de l’European Investigative Collaborations (EIC) dont la RTS est membre. Enquête réalisée en partenariat avec OpenFacto, une association spécialisée en sources ouvertes.
Du bleu-blanc-rouge au blanc-bleu-rouge
Dans la capitale, Bangui, "influence étrangère" a longtemps rimé avec France. La présence de l’ancien colonisateur est tenace: avenue de France, rues du Poitou et du Languedoc, lycée français Charles-De-Gaulle, stations-service Total.
Depuis quelques années, si les couleurs sont restées les mêmes, l’ordre et le sens ont changé. La population ne vibre plus au "bleu-blanc-rouge", de larges panneaux vantent la coopération russo-centrafricaine. Un centre culturel russe a ouvert, où sont dispensés des cours de langues gratuits. La boisson à la mode est une vodka du nom de Wa na wa, supposée donner à ses consommateurs "les secrets du pouvoir russe" et une "santé sibérienne". Moscou offre blindés, trampolines et cahiers pour enfants, sponsorise radios et concours de beauté.
Les premiers mercenaires, ou conseillers comme ils aiment se faire appeler, sont officiellement arrivés à Bangui début 2018, un peu plus d’un an après le retrait des troupes de l’opération française Sangaris. Il s’agissait pour Wagner alors de former et d’accompagner sur le terrain les militaires centrafricains, aux prises avec des groupes armés irréguliers. Quatre ans plus tard, les contractuels russes ont des statues et des films à leur gloire.
La présence de Wagner sur le continent africain (au Mali, en Libye, au Soudan ou au Mozambique) est largement documentée, comme les exactions dont certains de ces mercenaires se sont rendus coupables. Des rapports d’ONG, d’agences et de groupes d’experts onusiens ainsi que des enquêtes journalistiques en font état.
Ces violations des droits humains ont conduit l’Union européenne à mettre en place, en décembre 2021, des sanctions visant directement Wagner et ses dirigeants. Sanctions que la Suisse a partiellement reprises en bloquant les têtes connues comme l’oligarque Evgueni Prigojine, ou Dimitri Outkine, un des principaux commandants. Ce qui reste plus trouble, ce sont les accords industriels et financiers signés entre les sociétés de la galaxie Wagner et les États où le groupe intervient.
Bois Rouge: une société russe plutôt que centrafricaine
La République centrafricaine est un pays riche de ses forêts. L’année dernière, le bois était le principal bien d’exportation du pays, loin devant les diamants. Il est exploité par seulement une douzaine d'entreprises, selon un rapport de la FAO, l’agence de l’ONU en charge de l’agriculture.
Les autorités centrafricaines, dépendantes de Wagner pour assurer leur sécurité, ont bradé une partie de leurs ressources naturelles en autorisant désormais Bois Rouge à exploiter la forêt de manière intensive, quasiment sans payer d’impôts, et parfois au mépris de la loi. Malgré ce traitement de faveur, Bois Rouge n’a pas respecté tous ses engagements vis-à-vis de l’État centrafricain.
Début 2021, la forêt, riche de gorilles, léopards et éléphants, passe donc sous le contrôle de Bois Rouge. L’entreprise se décrivait sur son site internet, mystérieusement fermé cette année, comme "l’une des plus grandes entreprises africaines de bois".
Bois Rouge se présente comme une société 100% centrafricaine. Elle est, de fait, immatriculée au registre du commerce depuis mars 2019 et dirigée par une ressortissante du pays. Il s’agit en réalité d’un paravent des intérêts russes en Centrafrique. "Tout le monde sait qu’il s’agit d’une société fabriquée de toutes pièces par les Russes", confie un acteur du secteur. Plusieurs éléments matériels viennent l’étayer.
En octobre 2019, sept mois après sa création à Bangui, Bois Rouge est présente à un forum d’industriels du bois à Shanghai. La société figure sous le même nom et à la même adresse que ceux renseignés au registre du commerce centrafricain, mais elle est classée parmi les participants russes. C’est un responsable des ventes russe qui représente la compagnie. Et l’une des deux adresses électroniques de contact de l’entreprise est hébergée par un service de messagerie russe.
Les liens de Bois Rouge avec la Russie se confirment par les activités sur le terrain. Des photos datées de novembre 2021 prises dans la concession, que l’EIC et OpenFacto ont obtenues, montrent plusieurs hommes blancs aux côtés d’employés centrafricains, ainsi que des camions et des boîtes de médicaments de marque russe et une porte sur laquelle "centre médical" est écrit en cyrillique.
Sur les traces de Wagner
Wagner n’est qu’une "marque": aucune entreprise ne porte officiellement ce nom. Derrière Wagner, il y a en réalité une galaxie de sociétés contrôlées par Evgueni Prigojine, liées aux activités du groupe de mercenaires, mais qui se sont diversifiées au fil du temps. L’oligarque est déjà présent en RCA via plusieurs entreprises, dont Lobaye Invest et M-Finans, sous sanctions américaines depuis septembre 2020.
Le premier élément reliant Bois Rouge à Wagner est chronologique: l’attribution de la concession dans la préfecture de la Lobaye coïncide avec l’arrivée des mercenaires russes dans la région. Le gouvernement centrafricain attribue l’ancienne parcelle d’IFB à Bois Rouge le 9 février 2021, soit seulement quinze jours après la reprise de Boda, la principale ville de la région, par l’armée centrafricaine et les hommes de Wagner.
Les liens entre Bois Rouge et la galaxie Wagner sont également d’ordre financier. Sans accès à la mer, Bangui est obligée de passer par des ports d’autres pays pour ses exportations. C’est principalement par Douala que transitent importations et exportations centrafricaines.
Près de 260 transactions sont listées pour Bois Rouge. Elle s’approvisionne surtout en matériel technique russe. Les données issues des bordereaux de chargements ("bill of lading") de marchandises destinées à Bois Rouge, que l’EIC et OpenFacto ont consultées, démontrent que la société achète du matériel à Broker Expert LLC. La société basée à Saint-Pétersbourg est déjà pointée pour avoir fourni d’autres entités du réseau Wagner, parmi lesquelles l’entreprise minière Meroe Gold, active au Soudan, décrite par le Trésor américain comme une filiale du groupe d’Evgueni Prigojine.
Vingt-huit transactions entre Bois Rouge et Broker Expert, rien qu’en novembre et décembre 2021: en deux mois, l’exploitant forestier a importé un tracteur, des matériaux de construction (tôles d’acier, argile expansée, bétonnière, ciment, briques), des vis, du fil barbelé, un ventilateur, des plaques d’amiante ou encore un aspirateur industriel.
Outre ces liens d’affaires, des indices laissés sur le terrain suggèrent aussi un lien avec Wagner. Sur deux photos prises sur la concession de Bois Rouge, on distingue des individus portant des pantalons de camouflage militaire. Ce modèle de camouflage, multicam, est utilisé par les mercenaires en RCA.
Une forêt bradée
Le droit d’exploiter la forêt centrafricaine pour 99 ans fait-il partie des compensations accordées à Wagner en échange des services de ses combattants, qui assurent la garde rapprochée du président Touadéra et combattent aux côtés des forces armées centrafricaines? Les conditions d’exploitation octroyées à Bois Rouge relèvent davantage du cadeau que de la relation commerciale classique.
Pour mieux comprendre, il faut comparer des documents officiels en analysant les deux principaux textes – la convention provisoire d’exploitation signée entre l’État centrafricain et Bois Rouge le 28 avril 2021 et la convention définitive d’exploitation du 3 décembre 2021 – avec six autres contrats comparables signés par l’État centrafricain avec d’autres entreprises entre 2014 et 2020. Bois Rouge a obtenu le droit d’exploiter la forêt de manière intensive, ainsi que des avantages jamais octroyés à d’autres entreprises.
Nombreux avantages
Trois exemples illustrent ce traitement de faveur: Bois Rouge a obtenu l’autorisation d’exploiter la totalité de la surface de la forêt dont elle a obtenu la concession, avant même d’avoir signé la convention définitive d’exploitation censée encadrer ses activités. Or, avant d’avoir signé cette convention définitive, les autres entreprises forestières n’ont le droit d’exploiter qu’une partie de leur concession – généralement un huitième de sa surface.
Second avantage: alors que les contrats forestiers fixent des "assiettes de coupe" (des zones prévues pour être exploitées), qui changent chaque année afin de laisser la forêt se régénérer, la convention d’exploitation de Bois Rouge prévoit des "assiettes annuelles de coupe" valables non pas un an mais trois ans, et qui sont renouvelables sur simple demande.
Le contrat signé avec Bois Rouge supprime enfin une disposition importante, présente dans tous les autres contrats consultés: l’interdiction de procéder à des abattages par temps de pluie ou venteux, interdits pour des raisons de sécurité.
En plus de ces conditions d’exploitation inédites, l’EIC a obtenu un document prouvant que le gouvernement centrafricain a octroyé d’importants avantages fiscaux et douaniers à Bois Rouge.
Une lettre signée du ministre des Finances et du Budget de RCA, Henri-Marie Dondra, datée du 23 avril 2021, indique que Bois Rouge bénéficie de droits de douanes réduits à 5% pendant 5 ans sur ses importations, d’une exonération de l’impôt sur les sociétés pendant cinq ans (puis réduit à 25% pendant une année supplémentaire), d’une TVA sur les importations "neutralisée" par une procédure de "paiement différé", d’une exonération de taxe foncière pendant huit ans sur tous les immeubles bâtis neufs, ainsi que d’une contribution au développement social réduite de 25% et d’une exemption du paiement de la patente pendant cinq ans.
Exploitation débutée de manière illégale
Malgré ce traitement de faveur, nous avons pu établir que Bois Rouge n’avait pas respecté tous ses engagements. La société a débuté son exploitation en juillet 2021 sans réaliser de plan d’aménagement d’exploitation, ni d’étude d’impact environnemental, qui sont pourtant deux obligations légales. L’absence d'un tel plan est explicitement mentionnée dans la convention définitive d’exploitation du 3 décembre 2021, ce qui n’a pas empêché le gouvernement centrafricain de la signer. "L’instauration de plans d’aménagement qui garantissent la préservation de la ressource forestière demeure notre priorité, et nous allons intensifier les contrôles", assurait pourtant en 2016 la ministre centrafricaine des Forêts.
Interrogée, la gérante de Bois Rouge assure que sa société "respect[e] pleinement les exigences et les règles en vigueur". Également contactée, la présidence centrafricaine n’a pas souhaité nous répondre, estimant que nos questions "ne correspond[aient] pas aux préoccupations de [son] pays et de [sa] population" et qu’elle n’avait "pas à justifier et à prouver quoi que ce soit".
L’absence d’étude d’impact environnemental réalisée par Bois Rouge est confirmée par le ministère de l’Environnement centrafricain. Ce n’est pas tout. Bois Rouge aurait dû payer, en échange de la concession, trois années de loyer. Cette obligation figure noir sur blanc dans le décret signé par le Premier ministre centrafricain le 9 février 2021. La société avait quinze jours pour le faire, et "tout manquement ou retard entraînera l’annulation d’office du permis", précise le document.
Bois Rouge n’a pas payé et l’État ne lui a pas retiré son permis. Une lettre du ministère des Finances prouve qu’à la date du 23 avril 2021, soit deux mois après l’expiration du délai légal pour payer le loyer, le ministère des Finances centrafricain n’avait toujours pas reçu l’argent. Le courrier indique que Bois Rouge a demandé un délai de paiement jusqu’au 1er avril 2022, soit onze mois après la date prévue. Ce report a été accordé par le ministre des Finances. D’autres documents internes au ministère des Eaux et Forêts prouvent que Bois Rouge n’a pas payé toutes les taxes liées à l’abattage de bois auxquelles elle était assujettie, au moins jusqu’en février 2022.
A ces manquements légaux et financiers s’ajoutent des conditions de travail problématiques sur la zone d’exploitation. L’EIC a pu recueillir le témoignage détaillé d’une personne connaissant bien la concession, mais qui requiert l’anonymat étant donné les risques importants pour sa sécurité. Cette source rapporte que Bois Rouge emploie un personnel très insuffisant (une équipe d’abattage y est constituée de deux personnes, contre cinq à six habituellement), qu’elle fait travailler dans des conditions dangereuses.
Ils semblent être dans une phase de test
Selon ce témoin, les abatteurs de Bois Rouge couperaient "15 à 20 arbres par jour", alors que la norme dans d’autres concessions serait plutôt de 7 par jour. Les dirigeants de l’entreprise leur imposeraient de travailler "jusque 15h ou 16h", alors que dans la région, l’usage veut que le travail s’arrête vers 11 heures en raison du vent qui se lève et rend l’abattage particulièrement dangereux. Il assure enfin que le cahier de chantier, qui recense notamment les volumes de bois coupés, n’était pas rempli, alors qu’il s’agit d’une obligation légale.
Malgré cela, Bois Rouge n’aurait pas encore exploité d’importants volumes de bois. Deux sources proches du dossier indiquent que l’entreprise a jusqu’à présent coupé un nombre d’arbres relativement modeste, qui représenteraient quelques centaines de mètres cubes, qu’elle a ensuite exportés via le Cameroun. "Ils semblent être dans une phase de test", indique l’une de ces sources.
Bientôt des meubles en "bois Wagner" en Europe?
Alors que plusieurs pays européens importent du bois centrafricain, notre enquête pose aussi la question de sa traçabilité. Si les sanctions européennes visant le groupe Wagner et son financier Evgueni Prigojine devraient théoriquement rendre impossible l’importation de "bois Wagner" sur le sol européen, la faiblesse des contrôles existants ne permet pas de garantir que cette interdiction soit correctement appliquée. Il est impossible, pour l’heure, de savoir vers quels pays ce bois a été exporté.
Du "bois Wagner" est-il importé en Europe, ou pourrait-il l’être prochainement? Cela est théoriquement interdit, pour deux raisons: les règlements européens contre l’exploitation illégale des forêts, et les sanctions émises par l’UE visant Wagner. A cela pourraient s’ajouter les sanctions prises contre des entreprises et citoyens russes après l’invasion russe de l’Ukraine, qui pourraient également toucher indirectement Bois Rouge: l’exploitant forestier se fournit auprès de l’entreprise de sidérurgie russe Severstal, dont le principal actionnaire, l’homme d’affaires russe Alexey Mordashov, a été placé sous sanctions européennes en mars 2022.
Dans certains cas, les amendes sont une part assumée du coût de l'approvisionnement en bois tropicaux de grande valeur
La Commission européenne a jugé, dans un rapport de décembre 2021, que ces deux outils n’avaient pas totalement atteint leurs objectifs. Une partie des entreprises important du bois dans l’UE ont une "connaissance et une compréhension limitées des obligations à respecter" et rencontrent des difficultés à vérifier les informations provenant de leurs chaînes d’approvisionnement. Certains importateurs profitent de la souplesse de certains pays européens, où les contrôles sont moins nombreux, pour faire entrer du bois à l’origine douteuse, relève la commission.
Les ONG sont encore plus critiques. "Les règles de confidentialité en vigueur dans l'Union européenne font qu'il est difficile de suivre le bois depuis la source jusqu'à l'entreprise qui importe directement le bois", explique Marigold Norman, experte en bois travaillant avec l'ONG Forrest Trends. Par ailleurs, "jusqu'à présent, les sanctions infligées aux entreprises qui enfreignent les règles ont été limitées... Dans certains cas, les amendes sont une part assumée du coût de l'approvisionnement en bois tropicaux de grande valeur".
Pour l’heure, rien ne garantit que les contrôles existants soient suffisants pour empêcher Wagner d’écouler son bois centrafricain en Europe.
Enquête: Dimitri Zufferey
Sujet radio: Benjamin Luis
Information développée dans Tout un monde du 26 juillet 2022
Contribution
Justine Brabant (Mediapart) a contribué à cet article réalisé dans le cadre du réseau European Investigative collaborations (EIC) avec le soutien du projet All Eyes on Wagner mené par OpenFacto.