"Les criminels s'adaptent à la pandémie avec une grande facilité", c'est sur ce constat que la commissaire européenne aux Affaires intérieures Ylva Johansson commentait le dernier rapport d'Europol sur l'évolution de la criminalité organisée. Depuis plus de deux ans, la crise du Covid-19 est une aubaine: trafic de faux masques, de faux médicaments et escroqueries en ligne, les criminels ont investi de nouveaux marchés.
Europol s'inquiète de la montée en puissance des mafias qui profiteraient aussi des entreprises affaiblies par la récession économique. En Italie, le secteur touristique est particulièrement touché et tente de résister aux tentatives d'infiltrations mafieuses, à travers des propositions de prêts usuriers ou des offres de rachats d'hôtels à prix cassés.
"Dissocier mafia et violence"
En 2019, un article du Guardian signait pourtant "la fin du règne cruel de la mafia". "La Cosa Nostra est enfin à genoux", estimait le quotidien britannique, qui pointait notamment la diminution des homicides attribués à la mafia ces dernières années. "C'est une erreur de diagnostic terrifiante. Le fait d’associer mafia et violence", affirme dans Géopolitis l'économiste Clotilde Champeyrache, auteure de "Géopolitique des mafias" (Ed. Le Cavalier bleu, 2022).
"Les organisations criminelles peuvent être violentes. Elles ne respectent pas la loi, donc pour elles, assassiner peut faire partie du mode opératoire. Mais dès lors que ces mafias veulent conditionner la politique, veulent être présentes dans la sphère légale, (...) elles n'ont pas un rapport irrationnel à la violence. Être trop violent est contre-productif", explique la chercheuse. "Les guerres de mafias sont des signes de faiblesse."
Emprise territoriale et trafic de drogues
"Les mafias sont extrêmement dangereuses et pas seulement sur le territoire qu'elles occupent", poursuit Clotilde Champeyrache. "La mafia calabraise a une capacité à penser le territoire, y compris à l'étranger, qui est très préoccupante", dit-elle.
La 'Ndrangheta calabraise est considérée comme l'organisation criminelle la plus dangereuse au monde et la plus tentaculaire. Elle serait présente dans une trentaine de pays, dont la Suisse. En Europe, elle détient un quasi-monopole sur les importations de cocaïne et contrôle une partie du trafic international.
Au niveau mondial, toutes substances confondues, le trafic de drogues génère 250 milliards d'euros chaque année, équivalent environ au PIB de la Colombie. Un marché très lucratif qui demeure la principale source de revenus du crime organisé.
Investir la sphère légale
"On utilise souvent le terme mafia pour généraliser la criminalité organisée. En réalité, c'est l'élite du crime organisé", précise Clotilde Champeyrache. Depuis 1982, le Code pénal italien est le seul à définir clairement les spécificités d'une organisation mafieuse. "Une organisation forte, transgénérationnelle, qui permet de condamner au silence la population non-mafieuse. Ce sont des organisations qui se livrent à des activités délictueuses, mais aussi à des activités légales, capables d'influencer la sphère politique, de conditionner le vote", résume la chercheuse.
Au sein de l'économie légale, les mafias privilégient des entreprises actives dans la restauration, la construction ou le transport. "Et pas seulement dans le but de blanchir de l'argent sale. (...) Il y a une volonté de quête du pouvoir", ajoute Clotilde Champeyrache. A ce titre, le secteur de la construction est très symbolique, selon elle, de cet "objectif de contrôle du territoire."
Les mafias sont des parasites du pouvoir.
Et pourtant, les mafias "ne cherchent pas à renverser le pouvoir", poursuit-elle. "Ce sont plutôt des parasites du pouvoir. Ils vont s'appuyer sur l'Etat (...) et en même temps ils vont se présenter auprès de la population comme plus efficaces que l'Etat."
D'autres organisations criminelles fonctionnent sur des modèles proches de ceux de la mafia italienne, comme les triades chinoises, les Yakuzas au Japon et les Bratva en Russie.
"Un combat permanent"
Il y a un peu plus d’un an, un procès fleuve s’est ouvert en Calabre contre plus de 350 membres présumés de la 'Ndrangheta. Un procès très médiatisé qui doit durer au moins deux ans et qui a déjà abouti à des dizaines de condamnations.
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"L'article du code pénal italien, que l'on doit au juge Falcone et qui permet de définir ce délit d'association mafieuse, est utilisé très régulièrement. Il y a actuellement en Italie plusieurs procès de mafia qui sont en cours", précise Clotilde Champeyrache. Giovanni Falcone était le célèbre juge anti-mafia assassiné il y a 30 ans par des membres de Cosa Nostra près de Palerme.
"Il y a un combat permanent", poursuit-elle. "Une culture de la criminalité s'est diffusée auprès de la population. Donc les forces de l'ordre mènent aussi un combat symbolique dans la rue, en repeignant les murs peints à la gloire de tel ou tel criminel."
Des opérations internationales contre le crime organisé aboutissent aussi à de multiples arrestations dans bien d'autres pays.
>> Lire : Plus de 800 arrestations dans un coup de filet mondial contre le crime organisé
Mais les mafias ont des réseaux si profondément enracinés, qu'aucun pays n’a pour l’instant réussi à les éradiquer.
Mélanie Ohayon