La contre-offensive ukrainienne sur la ville de Kherson pourrait marquer un tournant dans la guerre
Alors que les lignes ne bougeaient plus beaucoup depuis quelques semaines, la contre-offensive ukrainienne "dans diverses directions" dans l'oblast de Kherson pourrait changer la donne, même si ses chances de succès sont plus qu'incertaines. De puissantes explosions et des combats intenses ont été annoncés dans toute la région, non seulement aux abords de la ville, mais aussi plus au nord-est.
>> Le suivi de la guerre en Ukraine : "Combats intenses" dans "la quasi totalité" de la région de Kherson
>> La carte de la région de Kherson :Sur le terrain, la situation demeure difficile à évaluer et à confirmer. Côté ukrainien, on affirme "avoir percé les lignes russes en plusieurs endroits" et être en mesure de prendre l'avantage sur le front méridional. Certains villages auraient été repris et les troupes russes repoussées plus au sud.
Côté russe, on assure avoir repoussé les "tentatives d'offensive" ukrainiennes qui ont "lamentablement échoué", ajoutant que les Ukrainiens avaient "subi de lourdes pertes".
Il est également périlleux de donner un premier bilan. Chaque camp annonce déjà près d'une centaine de morts dans l'autre, voire beaucoup plus, mais rien ne peut être vérifié. Les experts, eux, estiment que l'offensive a pu être repoussée sur quatre des cinq zones dans laquelle elle a été lancée, mais que des avancées ont été constatées.
Guerre de communication
Au-delà des objectifs des uns et des autres, cette offensive a déjà relancé une guerre de communication entre les deux camps, chacun tentant de galvaniser ses troupes et sa population dans ce nouveau tournant.
"C'est l'annonce de ce que nous attendions depuis le printemps, c'est le début de la fin de l'occupation de la région de Kherson", a réagi à la TV le député de la région Serguiï Khlan. "L'Ukraine est en train de reprendre ce qui est à elle et reprendra tout au final, les régions de Kharkiv, Lougansk, Donetsk, Zaporijjia, Kherson, la Crimée, les eaux de la mer Noire et de la mer d'Azov", a martelé le président Volodymyr Zelensky.
Dans le camp russe, on dénonce des gesticulations de Kiev. Pour le gouverneur de Crimée Sergeï Aksionov, cette contre-offensive est "la dernière trouvaille de la propagande ukrainienne". Kirill Stremousov, vice-directeur de l’administration russe de Kherson, a assuré que "personne ne libère la région et la ville de Kherson, personne ne recule".
Kherson, un carrefour sur le Dniepr
L'attention se porte donc désormais sur la zone sud du pays et si le Donbass demeure la priorité à Moscou, la possession de Kherson est déterminante pour les deux camps, car c'est la première porte d'entrée vers le sud de l'Ukraine. Consciente de son importance, la Russie y avait envoyé ses troupes dès le début de son invasion et Kherson était tombée rapidement. Mais Kiev avait envoyé des troupes importantes, empêchant l'armée russe d'avancer plus loin vers le nord, notamment vers Mykolaïv.
Kherson est une ville de 290'000 habitantes et habitants avant la guerre située sur le Dniepr, un long fleuve qui prend sa source en Russie avant de descendre vers le sud, de traverser Kiev puis d'effectuer un grand arc de cercle en se dirigeant vers Donetsk avant de revenir vers Kherson et de se jeter dans la mer Noire plus à l'ouest.
Cette configuration fait du Dniepr un obstacle naturel et stratégique important, car il est impossible à franchir à son embouchure et il est très large dans tout le sud de l'Ukraine, donc difficile à traverser. Seuls quatre grands ponts permettent de le franchir dans cette zone: un à Zaporijjia, sous contrôle ukrainien, plus au nord, un pont routier et un pont ferroviaire à Kherson, ainsi qu'un pont routier et ferroviaire à Nova Kakhovka, ville de 100'000 habitants à l'est de Kherson.
Selon les dernières informations, tous ces ponts sont endommagés et impraticables, au moins pour le matériel roulant lourd, après des bombardements ukrainiens. Les Russes travaillent à les réparer, en premier lieu le grand pont autoroutier Antonovskiy à Kherson. Durant le mois d'août, ce principal point de passage sur le Dniepr a subi une dizaine de tirs et autant de tentatives de réparation, mais il est en très mauvais état.
Une petite zone aux grands enjeux
En même temps que la prise de Kherson, les troupes russes ont conquis une petite zone au nord du Dniepr, une bande de 20 à 50 kilomètres de large et de 100 kilomètres de long entre Kherson et la petite ville de Vysokopillya, vers le nord-est. Cela correspond à quelque 5000 km2, soit peu ou prou la superficie réunie des cantons de Vaud et Fribourg.
A l'échelle de l'Ukraine, cette région n'est pas très grande, mais son importance est déterminante, estime Michel Goya, spécialiste des conflits militaires, sur son blog consacré notamment à la guerre en Ukraine: "Cette tête de pont forme à la fois une zone de protection de la zone conquise au sud du Dniepr et de la Crimée, mais aussi une base de départ pour d’éventuelles futures offensives russes, en particulier en direction d’Odessa."
En résumé, Kherson et ses alentours sont fondamentaux pour Kiev dans l'objectif de reconquérir le sud du pays jusqu'à la Crimée, annexée par la Russie en 2014, et pour Moscou, car sans cette position forte, il est impossible d'envisager d'avancer vers le nord et l'ouest, vers les deux grandes villes de Mykolaïv et Odessa.
Sans parler de la dimension symbolique, d'autres raisons font de Kherson une ville stratégique: tout d'abord, elle commande l'accès à la mer Noire et est un passage obligatoire pour s'y rendre par voie maritime via le Dniepr. Ensuite, la Russie a besoin de cette région pour assurer l'approvisionnement de la Crimée, notamment en eau douce et en électricité. Et, enfin, avec ses deux millions d'hectares de terres agricoles, la région est essentielle pour l'agriculture ukrainienne et l'approvisionnement en céréales.
Repousser l'armée russe au-delà du Dniepr
Selon les experts, le but premier de l'armée ukrainienne est de tenter de reconquérir Kherson et repousser les troupes russes de l’autre côté du Dniepr, mais pas encore d'aller au-delà, jusqu'à la Crimée. Kiev a privilégié une zone très localisée, un objectif minimal et donc jouable, sur la rive nord du Dniepr, dans une région a priori moins favorable à la mainmise de Moscou.
Interrogé sur franceinfo, le général Jérôme Pellistrandi, rédacteur en chef de la Revue Défense nationale, estime qu'il est "plus aisé pour les Ukrainiens d'essayer de reconquérir des territoires au sud qu'au Donbass, d'autant que l'allongement des lignes logistiques russes y est plus important".
Dans les faits, cette opération a déjà débuté il y a quelques semaines avec des travaux préparatoires de Kiev pour couper les points d'approvisionnement russes autour de Kherson et un travail de sape visant à affaiblir la Russie sur ce front. L'Ukraine a ainsi attaqué les défenses anti-aériennes et ciblé les lignes de communication terrestres, les postes de commandement et les dépôts de munitions russes, certes en concédant de lourdes pertes avec les ripostes de Moscou.
Avec des ponts impraticables et un système de transport par ferry et de ponts flottants sur le fleuve qui est difficile à mettre en place, les troupes russes au nord du Dniepr sont relativement isolées. Quelque 25'000 militaires se trouvent dans cette région dans une position inconfortable, prise entre les troupes ukrainiennes et le fleuve. Les commandements russes auraient d'ailleurs été déplacés sur la rive sud.
Kiev entend aussi profiter de l'état d'esprit jugé fragile des militaires dans la région, qui pourraient vite se sentir abandonnés. Certaines désertions ont d'ailleurs été annoncées. Et, pour ce faire, l'Ukraine réclame encore davantage d'armes occidentales, et en premier des armes de longue portée.
Un référendum d'annexion
Côté russe, on ne laissera toutefois pas les troupes ukrainiennes avancer aisément. "Nos actions ont affaibli l’ennemi, mais il est toujours très puissant", a prévenu Kiev.
En premier lieu, l'armée russe a bénéficié de longs mois pour fortifier les emplacements qu'elle occupe dans l'oblast de Kherson et les soldats se sont positionnés aux endroits les plus favorables pour repousser les assauts. Ensuite, l'artillerie a été renforcée et les bombardements fréquents rendent toute progression au sol difficile. Un redéploiement des troupes vers cette zone a aussi été lancé. Vladimir Poutine a d'ailleurs ordonné une augmentation des troupes de militaires de 10% dans le pays pour l'automne et bon nombre pourraient être massés au sud.
En outre, Moscou entend aller vite pour consolider son emprise sur la région et un référendum d'annexion sur le même modèle que celui utilisé après l’annexion de la Crimée en 2014 a été annoncé, une consultation sans légitimité internationale mais que la Russie pourrait utiliser pour poursuivre son action. Il a en outre été ordonné aux écoles de la région occupée d'enseigner le programme d’études russe.
Il est difficile d'imaginer ce qu'il adviendra de cette contre-offensive, qui s'annonce longue, mais quel que soit le résultat, il s'agit pour l'Ukraine d'une première étape, d'un test sur sa capacité à reconquérir des territoires. En effet, jusqu'ici, si la résistance a permis de repousser l'armée russe à Kiev et Kharkiv, jamais l'Ukraine n'a pu reconquérir une portion importante d'un territoire occupé par Moscou. Et ce sera aussi un test pour l'armée russe, que l'on dit en difficulté dans la région, mais dont la force de frappe demeure immense.
Interrogé dans Forum, Alexandre Vautravers, rédacteur en chef de la Revue Militaire Suisse, parle effectivement d'un "moment important", car "les états-majors savent qu'il reste entre quatre et six semaines de beau temps pour lancer des opérations avant une stabilisation pendant l'hiver", mais aussi parce que "le rapport de force est en train de changer".
Frédéric Boillat