Un talk-show politique a pris une tournure inattendue vendredi à la télévision russe lorsqu'un des participants a dressé un bilan sombre des chances de Moscou en Ukraine, où l'armée russe a reculé ces derniers jours.
>> Lire : L'Ukraine assure avoir repris "plus de 20 localités" en 24 heures
"Nous sommes dans une situation où nous devons comprendre qu'il est impossible de battre l'Ukraine en utilisant ces ressources et ces méthodes de guerre coloniale", a déclaré l'homme politique russe Boris Nadezhdin sur la troisième chaîne du pays, NTV.
Après avoir pointé du doigt les conseillers du président russe Vladimir Poutine, l'ancien vice-président de la Douma, le Parlement russe, a souligné que le rapport de force n'était pas en faveur de la Russie. "Il y a une armée forte face aux troupes russes, soutenue économiquement et technologiquement par les pays les plus puissants au sens économique et technologique", a-t-il insisté.
Echo international
Dans cette séquence, qui tourne sur les réseaux sociaux, Boris Nadezhdin tenait le rôle de "l'invité complice de l'Otan", qui dit des choses relativement sensées et peut ensuite être démoli par les autres. Mais dimanche soir, la véhémence du propos a surpris, les autres invités ont semblé mal à l'aise, avant de poursuivre en des termes plus convenus.
Les experts de la télévision russe se rendent compte que leur armée est défaillante et que leur pays est en difficulté
La journaliste anglophone Julia Davis, qui a fondé un observatoire des médias russes, fut l'une des premières à faire l'écho de cet échange. "[Les experts de la télévision russe] commencent à jouer le jeu du blâme. Certains d'entre eux comprennent enfin que leur déni génocidaire de l'identité ukrainienne ne joue pas en faveur de la Russie", relève-t-elle sur Twitter.
"Non seulement il dit son opposition, mais en plus certaines de ses critiques ne sont pas loin d'être dirigées contre Poutine lui-même", estime pour sa part Tom Nichols, rédacteur à The Atlantic.
"En disant des vérités dangereuses, on se demande s'il ne pourrait pas simplement être arrêté bientôt", se demande de son côté Shaun Walker, spécialiste de l'Europe de l'Est et de la Russie pour The Guardian.
Interrogée dans le 19h30, Geneviève Piron, spécialiste de la Russie, juge aussi que "l'on sent ces fissures, on sent une irritation de pas mal de personnes proches du pouvoir de voir ce président faire comme si de rien n'était alors qu'un revers militaire majeur vient de se produire". Et si elle estime que la guerre est assurément à un moment clé, il est toutefois très difficile de faire des prédictions sur l'avenir.
La ligne officielle suivie
La parole serait-elle en train de se libérer en Russie à la faveur d'un revirement dans un conflit déjà long de six mois? Observateur de la propagande russe pour la BBC, Francis Scarr se montre plus mesuré. "Dans cet exemple, ce qui est intéressant, plus encore que le propos lui-même, c'est que personne ne l'a fait taire. L'échange paraît plutôt spontané, mais ce n'est que dans quelques jours qu'on pourra en être sûrs. Si d'autres scènes similaires se produisent ces prochains jours, alors ce pourrait aussi être un changement de stratégie du Kremlin", commente-t-il.
Dans les médias russes, ce week-end, le retrait d'Izioum et de Balakliia était en tout cas présenté comme une opération de "regroupement" en vue d'actions offensives dans la province de Donetsk, suivant la rhétorique utilisée samedi par le ministère russe de la Défense.
Sur la principale chaîne russe, le présentateur mentionne le regroupement dans la région de Kharkiv à la fin d'une longue liste d'informations, "comme si cela n'était pas significatif", observe Francis Scarr sur Twitter.
Défenseurs de la guerre mécontents
Malgré la propagande, ce recul n'a pas échappé non plus aux partisans de l'intervention en Ukraine. Parmi eux, le leader tchétchène, un soutien de la première heure de Vladimir Poutine, auquel il a fourni des milliers de combattants. Dans un message posté sur Telegram, Ramzan Kadirov a déclaré qu'il contacterait de hauts responsables du ministère de la Défense.
"Si l'état-major russe ne voulait pas partir, les [troupes] ne reculeraient pas", mais les soldats russes "n'avaient pas reçu une formation militaire appropriée" et cela les a conduits à battre en retraite, a-t-il avancé.
Il est clair que des erreurs ont été commises. Je pense qu'ils tireront quelques conclusions
Comme lui, nombre de blogueurs militaires influents en Russie ont publié des messages pour dénoncer la stratégie du Kremlin. Certains, à l'instar de Zakhar Prilepin, dont la chaîne Telegram compte plus de 250'000 abonnés, décrivent les événements de Kharkiv comme une "catastrophe" et un échec total du renseignement, rapporte CNN.
Le président russe Vladimir Poutine ne s'est pas exprimé publiquement depuis le début de la contre-offensive ukrainienne, mais le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov a assuré lundi lors d'une conférence téléphonique avec des journalistes que la Russie atteindrait ses "objectifs".
Dimanche soir, la Russie a bombardé des infrastructures civiles dans l'est de l'Ukraine, infligeant des coupures d'eau et d'électricité à la population. A la télévision d'Etat, le reporter de guerre Yevgeny Poddubny a salué les frappes qu'il a qualifiées de "mesures de représailles". Mais de représailles de quoi? A l'antenne, le même jour, il avait pourtant dit que les troupes russes se regroupaient, pas qu'elles reculaient.
Juliette Galeazzi et Tamara Muncanovic
L'ONU hausse le ton contre la censure en Russie
Le Haut-Commissariat de l'ONU aux droits humains a dénoncé lundi les "intimidations" en Russie dont sont victimes les opposants à la guerre en Ukraine, ainsi que les différentes "formes de censure" en vigueur dans le pays.
En Russie, "les intimidations, les mesures restrictives et les sanctions à l'encontre des personnes exprimant leur opposition à la guerre en Ukraine compromettent l'exercice des libertés fondamentales garanties par la Constitution, notamment les droits à la liberté de réunion, d'expression et d'association", a déclaré la Haute-Commissaire par intérim, Nada Al-Nashif, lors de son discours d'ouverture de la 51e session du Conseil des droits humains.
"Les pressions exercées sur les journalistes, le blocage des ressources disponibles sur internet et les autres formes de censure sont incompatibles avec le pluralisme des médias et violent le droit d'accès à l'information", a-t-elle ajouté. (afp)