Les nouvelles ambitions militaires de l'Allemagne divisent la coalition gouvernementale
"L'Allemagne, qu'elle le veuille ou non, doit accepter son rôle de première puissance militaire en Europe", a estimé lundi la ministre allemande de la Défense Christine Lambrecht devant le Conseil allemand pour les relations internationales.
Selon elle, il s'agit de mettre en place une force "en faveur d'un ordre de paix qui garantisse la liberté, la démocratie, la prospérité et la stabilité" et qui protège l'Allemagne et ses alliés "des pressions politiques et militaires".
Ces propos sans ambiguïtés démontrent à quel point l'attaque russe contre l'Ukraine a rebattu les cartes stratégiques sur le continent. Mais ils s'inscrivent dans une dynamique plus ancienne dans la construction d'une nouvelle défense européenne, initiée notamment par les précédents gouvernements de la chancelière Angela Merkel à la suite de l'annexion de la Crimée par la Russie en 2014.
Vétuste armée
"Depuis quelques années, on dit que l'Allemagne va prendre sa responsabilité dans la politique de défense européenne", explique Frank Baasner, directeur de l'Institut franco-allemand de Ludwigsburg. "Donc ça ne tombe pas complètement du ciel. Mais avec la guerre en Ukraine, il y a urgence. Et on se rend compte que l'équipement de l'armée allemande n'est pas à la hauteur", estime-t-il.
>> Sur le même sujet : Angela Merkel plaide à son tour pour la création d'une armée européenne
La Bundeswehr est jugée mal équipée et dysfonctionnelle pour mener des offensives. "Il y a des problèmes considérables", confirme Gesine Weber, spécialiste en défense européenne au think tank parisien German Marshall Funds. Et la modernisation prendra du temps, qu'il s'agisse d'équipements, de formation des soldats ou d'ajustements stratégiques: "C'est plutôt un marathon qu'un sprint. On parle de décennies", projette-t-elle.
Déjà n°1 des dépenses militaires
Du côté du voisin français, on voit plutôt d'un bon oeil ces nouvelles ambitions allemandes. "Il est bienvenu que davantage de pays s'engagent sur les questions de défense. Parfois, la France a eu l'impression d'être un peu seule. Donc sur le principe, c'est positif", estime par exemple le député européen français Arnaud Danjean (Les Républicains), spécialisé dans les questions de défense.
Membre du Parti populaire européen, le bloc de droite au Parlement européen, le Français attend notamment des engagements financiers concrets de la part de Berlin. "En valeur absolue, le budget de l'armée allemande, près de 50 milliards d'euros par an, est déjà le budget de défense le plus important des pays européens. Mais en termes relatifs, c'est différent. L'Allemagne dépense à peine 1,4% de son PIB dans les dépenses de défense, alors que le standard exigé par l'Otan se rapproche plutôt de 2%", dit-il.
Le poids de l'Histoire
Par ailleurs, il est important pour Berlin que cette évolution soit parfaitement claire et acceptée par ses alliés. "Si ce renforcement de l'armée allemande ne se fait pas dans le cadre des structures européennes qui existent déjà, ce sera vraiment une opportunité ratée pour toute l'Europe de la défense", analyse Gesilde Weber.
Cette transparence et la collaboration avec ses partenaires européens sont également importantes pour s'affranchir en partie du poids de l'Histoire et des douloureux souvenirs liés à la Seconde Guerre mondiale. Même si, à l'étranger, les réticences s'estompent avec les années. Et selon la cheffe des armées, l'Allemagne d'aujourd'hui n'a plus rien à voir avec celle qui a commis ces crimes il y a moins d'un siècle. "La Bundeswehr n'a plus rien en commun avec l'armée d'autrefois. L'Allemagne est devenue une démocratie solide aux ambitions pacifiques", martèle Christine Lambrecht.
Toutefois, plus qu'à l'étranger, c'est au sein de la société et de la classe politique allemande qu'il pourrait y avoir les résistances les plus fortes, alors même que la coalition gouvernementale est étiquetée de gauche. Or, une partie des sociaux-démocrates et surtout des écologistes sont connus pour leur tradition pacifiste, même si celle-ci a déjà largement été infléchie depuis le début du conflit en Ukraine.
>> Lire : L'Allemagne va renforcer son armée en faisant une entorse à sa Constitution
Libéraliser les exportations d'armes
Les tensions qui pourraient apparaître au sein de la coalition portent moins sur l'idée générale que l'Allemagne devrait prendre plus de responsabilités en Europe, y compris sur le plan militaire, que sur le commerce d'armements. Car lundi, la ministre de la Défense a également appelé à assouplir les règles sur les exportations d'armes pour favoriser les investissements. "Quel partenaire va investir avec nous sur des projets militaires s'il doit redouter que l'Allemagne empêche ensuite les exportations de ces projets?", a-t-elle argué.
Cependant, le contrat de coalition - qui établit la feuille de route du gouvernement - stipule clairement l'objectif de réglementer davantage les exportations d'armes. Cette ligne a été imposée par l'aile gauche du SPD et par les Verts lors des négociations. Par conséquent, cette velléité de la ministre sociale-démocrate a immédiatement fait réagir sa coprésidente Saskia Esken, qui a réclamé l'ouverture de discussions au sein du parti et au Parlement.
Ligne rouge pour les Verts
De plus, c'est le ministère de l'Economie, tenu par l'écologiste Robert Habeck, qui travaille actuellement sur une loi pour durcir les normes en matière d'exportations d'armes. Et le ministre a aussi immédiatement réagi: "plutôt que de demander des règles plus souples, nous devons être au contraire plus exigeants sur les valeurs et bien suivre les règles qui empêchent de livrer des armes à des pays qui ne respecteraient pas les droits humains", a-t-il déclaré.
>> Voir aussi : Le chancelier allemand Olaf Scholz éclipsé par ses ministres écologistes
Depuis février, les écologistes allemands ont déjà fait beaucoup de concessions vis-à-vis de leur traditionnelle ligne anti-militariste, jusqu'à soutenir et même réclamer des livraisons d'armes à l'Ukraine. Cautionner une libéralisation sans discernement des exportations d'armes serait sûrement une ligne rouge pour un parti qui a déjà bien malmené sa base.
Nicolas Vultier/Blandine Milcent/jop