C'est un hasard du calendrier, mais la désignation très probable de Giorgia Meloni à la présidence du Conseil italien aura lieu un siècle quasiment jour pour jour après la Marche sur Rome qui a marqué l'arrivée au pouvoir de Benito Mussolini le 28 octobre 1922.
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Pendant vingt ans, l'Italie est subjuguée par son "duce" qui incarne l'ordre et l'anticommunisme, comme le rappellent ces images d'archives diffusées par Temps Présent sur la RTS en 1971.
Maître du fascisme, Benito Mussolini est fasciné par Adolf Hitler avec lequel il signe, en mai 1939, le pacte d'acier, liant son destin et celui de son pays à celui de l'Allemagne nazie. Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, l'interdiction du Parti national fasciste et de toute apologie du régime n'empêche pas la création du Mouvement social italien (MSI), le 26 décembre 1946, fondé par d'anciens dignitaires du régime.
La formation, jugée infréquentable, parvient tout de même à s'enraciner, grâce à une stratégie que résume une formule d'une des figures historiques du MSI, Giorgio Almirante, cité par Le Monde: "Non rinnegare, non restaurare" ('Ne pas renier, ne pas restaurer').
Alliance inédite en 1994
Au tournant des années 1990, son successeur désigné, Gianfranco Fini, évoque encore Benito Mussolini comme "celui qui a été vaincu par les armes mais pas par l'histoire". Pas de quoi dissuader Silvio Berlusconi, alors nouveau venu en politique, de proposer une alliance politique inédite, associant son parti Forza Italia, aux autonomistes de la Ligue du Nord (actuelle Ligue) et au MSI.
Le bloc remporte l'élection haut la main et le gouvernement conduit par Silvio Berlusconi compte quatre ministres MSI, donc issus d'une mouvance fasciste. "En 1994, au moment où Berlusconi et ses alliés parviennent à la tête du gouvernement, le New York Times affirme: 'Après 50 ans, les fascistes sont à nouveau au pouvoir en Italie", rappelle l'historienne Stefanie Prezioso, dans un entretien à Mediapart.
"Ce qui me frappe, c'est que depuis trois décennies, on a peu ou prou affaire à la même constellation, quelles que soient les tensions en son sein. Et pourtant, à chaque élection ou presque, on lit des analyses inquiètes de savoir si le fascisme, né dans ce pays, n'arrive pas aux portes du pouvoir", ajoute-t-elle.
Il y a eu une entreprise de relativisation de la dimension criminelle et raciste du fascisme italien, dont les différences avec le nazisme ont été soulignées et grossies
En faisant cause commune avec le MSI par nécessité politique, la droite a fait tomber un tabou en Italie, rendant acceptable d'avoir des héritiers du fascisme au pouvoir. Dans cette optique, explique Stefanie Pezioso, "la droite a lancé des appels à une pacification rétrospective du fascisme et de l'antifascisme", s'appuyant sur le révisionnisme de l'historien Renzo De Felice, qui a insisté sur l'idée de "zone grise".
Autrement dit, outre les résistants et les fascistes qui se sont affrontés dans la guerre civile de 1943-1945, il y aurait eu une immense masse de la population "victime". Les antifascistes ont aussi commencé à être présentés comme aussi dangereux pour la démocratie que les fascistes.
Travail de mémoire à faire
"On est dans le déni. On n'a jamais retravaillé notre histoire. On n'a jamais pris le temps d'analyser ce qui s'était passé", déplorait la philosophe Michela Marzano lundi sur France Inter. En Italie, ce n'est qu'en 2018 que le président Mattarella a reconnu que le fascisme avait aussi été partie prenante dans la Shoah, en nommant une rescapée, Liliana Segre, sénatrice à vie.
Engagée à gauche, Michela Marzano n'a elle-même découvert que tardivement que son grand-père avait été l'un des tous premiers soutiens de Benito Mussolini, ce qu'elle raconte dans "Mon nom est sans mémoire", un roman sorti en août.
"De nombreux historiens et historiennes ont désormais démontré que le fascisme fut un totalitarisme, mais ce travail n'a pas pénétré le débat public", rappelait pour sa part le politologue Marc Lazar sur la chaîne française. Dans les familles italiennes, le travail de mémoire n'a en effet pas vraiment eu lieu et la nostalgie des valeurs de Benito Mussolini demeure.
Plusieurs fois ministre et président de la Chambre des députés, Gianfranco Fini a lui infléchi de façon spectaculaire ses positions au cours de sa carrière, jusqu'à qualifier le fascisme de "mal absolu" lors d'une visite historique à Jérusalem en 2003.
C'est en rupture avec ce virage jugé "trop centriste" qu'est né Fratelli d'Italia, avec l'ambition de retourner aux sources, en mettant en avant le drapeau tricolore, vert-blanc-rouge, au centre de son logo.
Une ambiguïté assumée
Grande gagnante des législatives avec 26% des voix, Giorgia Meloni, la dirigeante de Fratelli d'Italia, s'est elle distanciée très tardivement du fascisme où elle a fait ses premiers pas en politique dans les rangs des jeunesses fascistes.
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En 1996, elle déclarait à France Télévisions: "Je crois que Mussolini est un bon politicien". Elle avait 19 ans. Depuis, celle qui a su s'imposer comme un nouveau visage pour l'Italie botte en touche à chaque fois que le fascisme revient dans la discussion. "C'est le passé. Je n'étais pas née", souligne-t-elle, comme si cela suffisait à refermer la parenthèse.
Au lendemain des élections, c'est pourtant bien une nouvelle parenthèse qui s'ouvre. Car si la recette électorale de la droite a trente ans, c'est la première fois que le parti héritier du fasciste supplante ses alliés, passant de 4% en 2018 à 26% en 2022. Reste à savoir comment les discours de campagne entre libéralisme économique, conservatisme et racisme se concrétiseront dans quelques semaines, à l'épreuve du pouvoir.
Juliette Galeazzi