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En Ukraine, l'armée recrute jusque dans les supermarchés

Des recrues ukrainiennes participent à un entraînement en Angleterre le 15 août 2022. [Keystone - AP Photo/Frank Augstein]
Face au manque de soldats, l’Ukraine mobilise des jeunes qui ne veulent pas se battre / La Matinale / 5 min. / le 30 septembre 2022
En Russie, la mobilisation partielle décrétée par Vladimir Poutine a fait entrer la guerre de plain-pied dans les foyers du pays. Mais côté ukrainien aussi, il a fallu faire des choix face à l'invasion, et recruter de nombreux jeunes qui ne souhaitaient surtout pas s'enrôler.

Depuis le début de l'offensive russe, les autorités ukrainiennes ont souhaité donner une image bien différente de celle des forces russes, en disant notamment faire tout leur possible pour limiter les pertes humaines au sein de leur armée.

Mais face au déséquilibre démographique de départ, et au nombre de soldats professionnels mobilisables, il a fallu faire des choix drastiques. Dès le premier jour du conflit, la mobilisation générale a ainsi été décrétée, avec interdiction pour les hommes âgés de 18 à 60 ans de quitter le territoire national.

Au début de la guerre, des milliers d'Ukrainiens se sont portés volontaires, mais ce n'est toujours pas suffisant et Kiev continue à manquer de bras pour prendre les armes.

Des recrutements au supermarché

L'armée continue ses campagnes de recrutement dans ce conflit qui s'éternise et dont il est difficile d'entrevoir une quelconque fin. Les recruteurs vont jusqu'à se placer devant des supermarchés pour enrôler de nouvelles forces.

Oleg, la trentaine, est un informaticien et un jeune papa. A condition qu'on utilise un nom d'emprunt et que sa voix soit modifiée, il a accepté de raconter au micro son histoire.

"Je suis allé manger au supermarché et à la sortie, des personnes en uniforme et armées m'ont demandé de les suivre. Je n'avais pas le choix. Ils m'ont ensuite remis la convocation (...) On a alors 24 heures pour se présenter au bureau d'enrôlement", explique-t-il.

Là, les candidats doivent faire face à une commission médicale, mais d'après Oleg, il n'y a quasiment aucune chance de ne pas être pris. "C'est impossible de se faire refouler, sauf s'il te manque une jambe! Ils estiment que tout le monde est bon pour servir la patrie", détaille-t-il.

Une amende ou la prison

L'armée ukrainienne pioche ainsi ses forces vives dans les villes. De jeunes hommes qu'on interpelle à la sortie de magasins, parfois à un checkpoint ou encore devant des boîtes de nuit.

Convaincu qu'il n'y a "rien de bon dans la guerre", Oleg a pris la décision de ne pas se présenter à sa convocation. Le jeune homme ne souhaite pas participer à ce conflit, par conviction mais aussi par peur. "L'entraînement dure entre une et trois semaines. C'est rien! Cela signifie simplement qu'ils préparent de la chair à canon!", résume-t-il.

Ce refus d'obtempérer pourrait lui coûter une amende dans un premier temps et dans le cas d'une récidive, une peine de prison. Oleg vit donc depuis ce jour-là avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête. A chaque fois qu'il doit sortir de chez lui, il craint de tomber à nouveau sur des recruteurs.

"Moi, je tente d'éviter les espaces publics, les supermarchés, surtout en semaine et durant les heures de bureau. Les personnes que je côtoie et qui ont mon âge ne sortent parfois plus du tout de chez elles. Elles fument à la fenêtre et se font livrer de la nourriture à la maison. Elles sont en quelque sort assignées à résidence", conclut-il.

La mobilisation russe en miroir

Pour Edgard, c'est la mobilisation partielle russe qui lui a fait comprendre qu'il deviendrait de plus en plus difficile d'échapper à cette guerre. Avec 300'000 hommes de plus du côté de Moscou, l'Ukraine devrait à son tour avoir besoin de bien davantage de recrues. "Cela deviendra extrêmement difficile de ne pas être embrigadé", explique-t-il.

Ce jeune homme qui a également la trentaine a été enrôlé non pas dans la rue, mais par un coup de téléphone. Il a lui aussi pour l'instant refusé l'ordre. Son cas intéresse sans doute de près l'armée, car comme beaucoup ici, il avait effectué une formation militaire en parallèle de ses études universitaires.

"Je suis un commandant de peloton de chars. Je me suis formé consciemment, cela m'intéressait et je voulais avoir cette spécialité. Mais de là à dire que je rêve de faire la guerre? Pas du tout! La guerre, c'est du sang, des cadavres, de la saleté, de la douleur et de la souffrance. Je n'ai aucune envie de faire de telles choses", confie-t-il.

Le terme de "chair à canon" revient aussi dans la bouche d'Edgard. "J'ai reçu cette formation il y a plus de 10 ans! Quelles compétences me reste-t-il? Aucune. Je n'ai aucune expérience", assène-t-il.

Une guerre plus vaste

Si  la majorité des Ukrainiens et des Ukrainiennes s'accordent à dire que la Russie est l'agresseur et qu'il faut que l'Ukraine puisse se défendre, des milliers de jeunes estiment aussi que la guerre ne peut pas toujours être une réponse à la guerre, aussi injuste soit-elle.

La peur saisit également beaucoup d'entre eux, la peur d'être une génération sacrifiée, envoyée au front sans expérience et avec de faibles espoirs de retour. Tout le monde ne se sent pas à même de prendre une arme, de prendre un risque pour soi, mais aussi de tuer un adversaire.

Beaucoup pensent aussi que le conflit dépasse désormais un affrontement entre Kiev et Moscou, et que l'invasion du territoire ukrainien est devenue une guerre plus vaste, un affrontement entre la Russie et le bloc des démocraties occidentales.

Maurine Mercier/ther

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