Le ministre de la Justice, qui était en déplacement en Guyane durant le week-end, s'était fait représenter par ses avocats devant la commission de l'instruction de la Cour de justice de la République (CJR), composée de trois magistrats.
"Comme malheureusement nous nous y attendions, c'est un arrêt de renvoi qui a été rendu par la commission de l'instruction", ont annoncé les avocats Christophe Ingrain et Rémi Lorrain à la sortie de la CJR, à Paris.
"Nous avons immédiatement formé un pourvoi en cassation contre cet arrêt, qui n'existe plus", ont-ils affirmé, Rémi Lorrain soulignant qu'il appartenait "désormais à l'assemblée plénière de la Cour de cassation de se saisir de ce dossier" avec une nouvelle décision sur l'ensemble de la procédure, "et de se prononcer notamment sur les nombreuses irrégularités qui ont émaillé ce dossier depuis deux ans".
Une situation "inédite"
Me Lorrain a notamment mis en cause le procureur général près la Cour de cassation François Molins, qu'il accuse d'avoir eu un "positionnement atypique puisque déloyal et partial".
Arrivés à neuf heures à la CJR, dont la formation de jugement est seule habilitée à juger les membres du gouvernement pour des crimes ou délits commis dans l'exercice de leur mandat, les deux avocats en sont ressortis trente minutes plus tard, après s'être faits signifier le renvoi pour "prises illégales d'intérêts" d'Eric Dupond-Moretti.
Les deux principaux syndicats de magistrats, l'Union syndicale des magistrats (USM) et le Syndicat de la magistrature (SM) ont rapidement souligné dans un communiqué une situation "inédite" pour le ministre, au vu des soupçons d'"atteinte grave à la probité" qui lui valent ce procès, de sa "tentative de jeter le discrédit" sur le Ministère public et les juges chargés de l'instruction, et du risque d'un "nouveau conflit d'intérêts si [Eric Dupond-Moretti] devait nommer son propre accusateur" après le départ programmé à la retraite en juin de François Molins.
Des accusations contestées
L'ancien ténor du barreau, nommé à la tête de la Chancellerie à l'été 2020 et reconduit à ce poste après la réélection en mai du président Emmanuel Macron, a été mis en examen par la CJR pour prises illégales d'intérêt en juillet 2021.
Pour le ministre lui-même, dont les relations avec la magistrature sont notoirement difficiles, la décision ne faisait pas de mystère: il avait affirmé mardi avoir "la quasi-assurance" d'être renvoyé. Son renvoi devant la CJR ne manquera pas de poser une nouvelle fois la question du maintien au gouvernement de l'ancien pénaliste, qui répète sans cesse tenir sa "légitimité du président de la République et de la Première ministre et d'eux seulement".
Eric Dupond-Moretti est accusé d'avoir profité de sa fonction, une fois à la tête du ministère de la Justice, pour régler des comptes avec des magistrats avec lesquels il avait eu maille à partir lorsqu'il était avocat, ce qu'il conteste.
ats/iar
Des conflits d'intérêts dénoncés
Des plaintes de syndicats de magistrats et de l'association anticorruption Anticor, dénonçant deux situations de conflit d'intérêts depuis son arrivée à la Chancellerie, avaient donné lieu à l'ouverture d'une information judiciaire en janvier 2021.
>> Plus de détails : Eric Dupond-Moretti mis en examen pour prise illégale d'intérêts
Le premier dossier concerne l'enquête administrative qu'il a ordonnée en septembre 2020 contre trois magistrats du Parquet national financier (PNF). Ils avaient fait éplucher ses factures téléphoniques détaillées ("fadettes") quand Eric Dupond-Moretti était encore une star du barreau dans le but de débusquer une éventuelle taupe qui aurait informé Nicolas Sarkozy qu'il était sur écoutes dans l'affaire de corruption dite "Paul Bismuth".
Un vice-procureur du PNF, Patrice Amar, et son ex-patronne, Eliane Houlette, ont comparu en septembre devant le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), qui doit rendre sa décision le 19 octobre. Aucune sanction n'a été requise à leur encontre. La troisième magistrate mise en cause, Ulrika Delaunay-Weiss, a elle été blanchie avant toute audience devant le CSM.
Dans le second dossier, il est reproché au garde des Sceaux d'avoir diligenté des poursuites administratives contre un ancien juge d'instruction détaché à Monaco, Edouard Levrault, qui avait mis en examen un de ses ex-clients. Eric Dupond-Moretti avait critiqué ses méthodes de "cow-boy".
Le CSM a décidé le 15 septembre de ne pas sanctionner Edouard Levrault, estimant qu'"aucun manquement disciplinaire ne saurait lui être reproché". Une décision qui a sonné comme un désaveu du ministre. Tout au long de l'enquête, Eric Dupond-Moretti a répété n'avoir fait que "suivre les recommandations de son administration".